Halte précipitée

L’horizon s’est fermé, recroquevillé derrière un épais rideau de pluie jeté là pour l’occasion. Battante, tambourinante, clapotante, sifflante, crachante. Gare à celui qui voudrait passer, il pourrait par une bourrasque se faire emporter. Plus d’horizon pour l’heure, avenir en suspens. Même pas de petite lumière qui nous attend quelque part, l’obscurité s’est abattue sur la ville, d’un coup et sans même un coup de tonnerre en guise d’avertissement. Comme si ç’avait toujours été le déluge. Comme si maintenant, ça sera toujours le déluge. Remettez donc à plus tard ce que vous deviez faire hier, s’il n’y a même plus d’horizon, à quoi bon ?

S’il faisait moins sombre, si l’on avait le courage de sortir sans crainte d’une dissolution immédiate ou d’un envolement intempestif, si l’on y regardait de plus près, on verrait une petite pancarte grisâtre se balançant à hauteur d’yeux. Sous l’encre dégoulinante, tracés en majuscules d’une écriture tremblante, on déchiffrerait les mots suivants : Réouverture prochainement.

Fleur de peau

Même les bouquets de nerfs se fanent et s’effritent.

Le cortisol distillé en continu mime les œstrogènes pubertaires ; les pics d’adrénaline tiennent lieu d’amphétamines. Et l’activité cérébrale intense se met à stimuler le relargage d’ocytocine. Pleurs et entrechats alternent aussi sûrement que pluie et soleil en Armorique ; Les larmes de joie dessinent les arcs-en-ciel.

Après une bonne décennie, c’est à nouveau le bordel des ressentis. Désespoir sans fond, ilots de sérénité, angoisse tétanisante, fierté rayonnante, doute omniprésent, plaisirs à la volée, culpabilité Carabosse qui repointe le bout de sa baguette maudite, shoots d’euphorie. Manque l’insouciance, partie en congés longue durée. Elle n’aime pas vraiment les idées fixes, les dates butoir ni les chaises musicales.

Et contre toute attente, une nouvelle métamorphose s’amorce. Une nymphe studieuse et opiniâtre s’étonne de se découvrir un brin masochiste. Évolution  ou élimination, ça vaut pour tout, finalement.

Les bouquets de nerfs finissent enfin par bourgeonner, peut être donneront-ils quelques fleurs.

Ginette

Midi. L’un après l’autre, ils sortent de la salle de cours. Le temps de ramasser ses affaires, et le couloir est désert. Elle les entend descendre l’escalier. Puis se compter, s’arrêter. Il en manque un. Ginette ralentit légèrement le pas à leur niveau, le cœur battant, sourire aux lèvres. Pour une fois, ils se seraient rendus compte qu’ils ne l’avaient pas attendue ? Tartempion la dépasse en courant ; son cœur se serre un peu, pas trop, ce serait bête ; elle lance vaguement un “bon appétit” et part de son côté. Ses oreilles traînent quand même, presque malgré elle. “… vraiment pas de quoi, on est une promo super, c’est tout…”. Finalement, elle accélère un peu, Ginette, à défaut de pouvoir se boucher les oreilles en chantant à tue-tête. Elle redécouvre un peu comme ça qu’il n’y a pas que la méchanceté gratuite qui puisse blesser.

Elle est grande, Ginette, elle s’en remet. Elle en prend son parti, choisit l’œil sociologue pour s’improviser une nouvelle carapace. L’ancienne, elle l’avait laissée tomber quand elle a pensé avoir assez grandi pour ne plus en avoir besoin. C’est vrai, c’est encombrant, une carapace, ça serre un peu aux entournures alors quand on sait bien s’entourer, autant s’en passer… Ses nouveaux yeux lui soufflent qu’en fin de compte, maternelle, lycée ou “monde du travail”, il n’y a pas tant de différence que ça. L’indifférence reste l’indifférence. Les mots sont un peu moins gros, le harcèlement moins physique. Mais au bout du compte, l’exclusion en pleine face et les portes closes sont toujours les mêmes. Elle se promet qu’elle s’en souviendra, Ginette, une fois rentrée dans son cocon. Qu’elle exercera son œil pour détecter chez les plus jeunes, les plus fragiles, les marques d’une vieille douleur qu’elle avait crue distancée depuis longtemps. Et qu’elle tendra des mains, plein, quand elle en aura l’occasion.

Happy end

Ils vécurent heureux et n’eurent pas d’enfant. Ils ne se marièrent même pas, ne se firent pas de promesse et ce n’est pas pour autant que leur histoire ne vaut pas le coup d’être narrée. Ils se sont rencontrés, se sont aimés, se sont confiés, ils ont bâti leur vie à deux, voguant de projet en projet, sans s’ennuyer un instant. Peut être se sont-ils séparés, peut être sont-ils encore ensemble à l’heure qu’il est. Peu importe. Au fond, est-ce si important, quand on s’aime autant, de s’aimer éternellement ? Toujours est-il qu’ils vécurent heureux ensemble et ne cherchèrent pas à se poursuivre dans des hybrides mi-lui mi-elle. Ils ne transmirent pas leurs gènes et leurs valeurs à de pauvres êtres sans défense. Ils ne touchèrent pas les allocs. Ils ne choisirent pas de prénom ni ne peignirent de chambre en pastel. Ils ne dirent pas à leurs amis, les cernes jusqu’au menton, à quel point ils étaient transformés ni à quel point leur vie prenait du sens maintenant qu’ils n’avaient plus de têtes-à-têtes. Ils ne partirent pas cinq ans de suite en village-vacances et ne cherchèrent pas de baby-sitter pour la St-Sylvestre. Ils ne paniquèrent pas à la perte d’un doudou ou d’une ‘tototte. Ils ne traitèrent personne d’ingrat et ne connurent pas chaque médecin de garde des urgences pédiatriques. Ils n’apaisèrent pas les terreurs nocturnes de petits bouts désorientés. Ils n’eurent pas de colliers de nouille ou de cadre photo en pâte à sel.

Ils considérèrent qu’il y avait bien assez de ciment entre eux pour ne pas se servir de bébés-mortier. Ils voyagèrent. Ils firent des rencontres. Ils vécurent comme bon leur a semblé. Ils se baladèrent dans les méandres de la vie, main dans la main et goûtèrent le suc de chacune de leurs expériences. Et s’ils n’eurent pas de petits-enfants à qui raconter leurs années de plénitude et de passion, ça leur fit une belle jambe. Ils trouvèrent quelques oreilles attentives auprès de leurs amis, quand leurs enfants à eux furent partis et qu’ils errèrent alors dans leurs maisons bien trop vides et silencieuses.

La neige est sereine

De tourbillons en gros flocons, je m’accroche, aveugle, me dépose et enveloppe villes et champs de la même manière. Au matin les ornières ont disparu, les lignes blanches n’ont plus de sens, les terriers sont camouflés, les couleurs se confondent entre le blanc éclatant et le lourd gris du ciel.

J’ai beau échauffer les esprits, j’ai beau rajeunir les adultes, j’ai beau exciter les enfant et les bêtes, le soir vient toujours et avec lui cette sensation de plénitude que j’apporte chaque fois. Comme si, flocon après flocon, j’avais enfin rempli l’immense vide qui parfois grandit au fond de vous et creuse son sillon d’intranquillité.