L’allumeur de réverbères

Dans le noir de ma chambre pastel, je l’appelle mon allumeur de réverbères. En m’endormant dans mon lit, sous ma couette, je pense à lui qui n’a que les étoiles pour couverture. Il me fascine et dès que je peux, quand personne ne me surveille, je partage un peu de mon argent de poche avec lui. Mais pas trop souvent, j’ai trop peur qu’il ne me remarque ou se moque de moi. Qu’il me traite de petite bourgeoise. Je pense bien que ça ne lui ressemble pas, à lui qui ne ressemble à personne et n’a aucune convention. Pas même le mépris des pauvres pour les nantis. Il n’a d’ailleurs pas l’air de se voir pauvre, lui qui est riche de liberté, de milliers d’étoiles et du réverbère d’en bas de chez moi.

Un jour j’aurai le courage de lui parler. Un jour je planterai mes yeux dans les siens au lieu de les baisser en rougissant et en marmonnant un timide bonjour. Un jour peut être je descendrai même mon sac de couchage pour partager une de ses nuits étoilées. On éteindra le réverbère et il me racontera sa vie de Bohème, à moi qui connait si peu de la vie, avec ou sans grand V. Peut être même qu’il m’apprendra un peu. Me montrera comment c’est. La liberté.

Psychée improvisée

Par hasard, je me retrouve devant la baie vitrée donnant sur le hall d’accueil d’un immeuble. Le soleil couchant tape sur la vitre, me renvoyant mon image aussi nettement qu’un miroir. Stupéfié, je m’arrête pour voir de plus près ces mèches blanches éparpillées autour de ma tête. Tant bien que mal, j’essaie de me recoiffer, de discipliner les mèches folles, de réajuster mon bonnet. Je tente désespérément de reprendre une apparence des plus humaines, moins effrayante pour les passants. J’ai du mal à m’arracher à la vue de mon reflet mais pour finir je récupère ma maison en sacs plastiques et je passe mon chemin.

21.12.2012

On a beau espérer, on peut bien faire semblant d’y croire, mais on sait bien au fond de nous que le monde continuera, et nous avec, après décembre 2012. C’est bien parce qu’on s’en doute, parce qu’on n’envisage pas d’apocalypse qu’on poursuit notre route, petit à petit. Qu’on grappille tant bien que mal quelques sous à la fin de chaque mois au lieu de tout flamber dans une formidable orgie. Qu’on reste polis sinon gentils avec nos voisins d’à côté qui mettent la télé trop fort et ou avec ces satanés cyclistes qui doublent tout le monde dans les embouteillages. Qu’on supporte sans broncher les pleurs des gamins au lieu de lâcher enfin les chiens sur eux. Qu’on va tous les jours pointer au lieu de profiter de nos derniers instants. Qu’on essaie en vain de laisser un monde sensé pour les suivants.

On le sait, au fond de nous, que la vie continuera, pour une bonne majorité d’entre nous, et qu’elle ne sera peut être même pas meilleure qu’avant. Qu’il va falloir fournir des efforts, faire des compromis, parfois même renier quelques principes pour tenter tant bien que mal de s’en sortir. Qu’il n’y aura pas de Deus ex machina pour nous sortir de là, comme l’alarme incendie pouvait parfois nous sauver d’un examen délicat. Qu’il nous faudra faire nos preuves et chaque jour nous regarder dans le miroir sans détourner les yeux.

Et c’est justement parce que rien d’extérieur n’arrivera pour nous mettre tous dans le même sac qu’une fin du monde nous tentait tant. Reste maintenant à ne pas attendre le 22 décembre pour commencer à vivre.

Une pause avec Narcisse

Assis derrière la porte fermée, à l’abri des regards indiscrets, les coudes sur les genoux. Écoute consciencieuse du corps qui réclame régulièrement ses cinq minutes d’attention. Passage en revue pour l’occasion de tous les petits riens : la peau récalcitrante à tirer, la tête qui gratte, le nez qui démange. Massage rapide du visage les jours de grande générosité. Avant de sortir, se ré-ajuster au mieux. Vérifier les boutons, resserrer la ceinture, replacer la chemise. Dans l’entre-deux, profiter du rafraichissement sur les mains, l’odeur du savon sur la peau. Face au miroir, s’assurer d’un rapide coup d’œil qu’on est bien tels qu’on se pense. Avant de quitter ce court tête-à-tête et de retourner s’exposer, se mélanger, travailler.

Miroir, mon beau Miroir

Le miroir s’est tordu, renvoyant enfin une image acceptable des choses. Elle se mira longuement, méticuleusement, se tournant en tous sens afin de voir si les gens la percevraient enfin telle qu’Elle se pensait grâce à l’outil qu’Elle venait de façonner. Elle résista à l’envie de réorienter encore un peu le miroir pour se montrer sous un meilleur profil. Elle préférait l’image la plus fidèle à la plus valorisante. Et c’était tout à son honneur, même si la tâche était ardue, sinon impossible.

Lorsqu’elle se sentit assez sûre d’Elle-même, Elle décida de partir par monts et par vaux, se montrant dans son plus simple appareil, posant ainsi toute nue aux côtés de son miroir. Elle voulait être connue de tous, acceptée par le plus grand nombre. Non pas adulée ou idolâtrée, juste acceptée pour ce qu’Elle était, ni plus ni moins.

Mais partout où Elle allait, la même scène se répétait. Personne ne semblait La voir, seule au milieu de la foule. Lorsqu’enfin les gens l’apercevaient dans son miroir, ils essayaient de le décaler, le tordre, allant parfois jusqu’à le lapider dans l’espoir de le briser. Certains se détournaient d’eux, se masquant les yeux, comme éblouis, tandis que d’autres disposaient leurs propres miroirs, appareils photo ou caméras et réglaient consciencieusement leurs engins pour ne capter que ce qui les intéressaient.

Elle a bien tenté de persévérer, Elle a bien tenté de croire qu’ils n’étaient pas prêts, mais au bout d’un bon morceau d’éternité, Elle a fini par admettre l’évidence. Elle a compris que personne ne voulait d’Elle, qu’Elle serait à jamais une perpétuelle inconnue, incomprise voire même haïe, et que tout ce qu’Elle pourrait faire n’y changerait rien. Alors la Vérité abandonna. Elle se retira de ce monde et nul n’entendit plus jamais parler d’Elle.