Au foyer

“Bonne journée mon Loulou !”

Une fois la porte refermée, je me retrouve seul. J’en profite pour me recoucher un peu, c’est tellement bon de prolonger mes rêves… Puis je me lève, mange un bout et me colle à la fenêtre pour voir passer les voitures, observer les petits bonhommes en bas qui gigotent dans le froid tandis que je reste bien au chaud.

Je m’active un peu à la mi-journée. Très sérieusement, je chasse la poussière et vide les poubelles. Et je me prépare comme il se doit pour son retour. Je ne voudrais surtout pas qu’il me surprenne avachi sur le canapé. Quand il passe la porte, il me trouve propre, sagement assis au milieu des trophées que j’ai soigneusement sélectionnés pour lui. J’ai beau dormir seize heures par jour, j’aime bien récolter caresses et compliments quand mon Homme rentre au bercail une fois sa journée terminée. Aujourd’hui pourtant, ce sont cris et taloches qui m’accueillent. De ma cachette sous le fauteuil, je le vois à mon grand dam ramasser un à un tous les détritus et les remettre rageusement dans la poubelle. Ainsi, aujourd’hui, il n’a pas apprécié mon cadeau.

X raisons

Ils sont en retard et j’attends. Qu’est-ce qui peut bien les retenir ? Je vérifie mon téléphone toutes les minutes. Ils ne m’ont pas prévenu de leur retard, n’avancent aucune excuse. Les connaissant, ils sont pris dans les bouchons et n’osent pas téléphoner par peur du gendarme. Ou bien ils ont oublié notre rendez-vous. J’aurais dû le leur rappeler en fin de semaine dernière. Ils peuvent aussi être coincés dans leur ascenseur, sans réseau. Pire : ils ont pris l’ascenseur, ont commencé à s’embrasser dans la cabine et sont remontés en toute vitesse terminer ce qu’ils venaient de commencer.

Je les imagine bien, profitant du trajet retour en ascenseur vers leur appartement pour commencer à ouvrir les boutons de chemises. Une pause sur le palier pour se câliner dans le noir contre leur porte d’entrée. Elle chercherait la clé et la glisserait à tâtons dans la serrure pendant qu’il glisserait ses doigts dans une autre serrure. Une fois rentrés chez eux, ils prendraient à peine le temps de fermer la porte avant de se déshabiller sommairement dans l’entrée. Le pantalon sur les chevilles, il essaierait de la plaquer au mur avant qu’ils ne roulent finalement à même le sol. Elle n’enlèverait pas sa jupe et pour ne pas avoir mal au dos, elle prendrait place au-dessus de lui. Ses genoux lui feraient regretter sa décision, mais un poil trop tard, plus le temps de changer. Une fois assouvi leur accès de fièvre, ils décideraient finalement de prendre quinze minute de plus pour une douche, histoire d’être présentables pour la soirée.

Je suis tiré de mes réflexions par un tapotement sur mon épaule. Je me retourne et les vois me saluer, le sourire aux lèvres. Je me ressaisis puis j’essaie de cacher mon émoi quand je remarque leurs cheveux encore humides.

Tombée de la nuit

Je l’ai aperçue l’autre nuit, dégringolant du ciel sur un nuage. Elle ne se cachait même pas, bien certaine que peu de monde lèverait le nez de ses chaussures. Ou que personne ne croirait ses yeux. On sait si bien se traiter nous-mêmes d’affabulateurs qu’elle n’a pas besoin de cacher son existence. Elle me paraissait d’ailleurs tellement irréelle que longtemps j’ai pensé avoir rêvé. Ce n’est qu’en retrouvant ce bout de nuage effiloché que j’avais glissé à la hâte dans ma poche après sa chute que j’ai bien voulu croire ma mémoire.

Bien sûr, en arrivant à l’endroit où je l’ai vue tomber, je n’ai rien trouvé du tout. Elle était déjà repartie à l’assaut du ciel sur son nuage. Mais au moins je sais qu’elle vient vraiment. Je ne sais pas si elle se soucie réellement de nous, mais elle nous rend visite. Ainsi donc, j’avais raison d’y croire.

Ainsi bat la vie

L’enfance, les études, les rencontres, le boulot, la rencontre, le mariage, les enfants, l’éducation, la retraite, les voyages, le placard et la mort. Ainsi va la vie.

Un chien aimant, une oreille attentive et sincère, les soirées insensées, le souci du détail, les jambes dévoilées, des éclats de rire, les gâteaux au chocolat qui se succèdent, le bénévolat, les couchers de soleil, le rami d’après midi et la mort.  Ainsi rit la vie.

Les familles décousues, le système rouleau-compresseur, les coups en traître des amis de passage, le chômage, la solitude, la déviance, la misère, l’hôpital et la mort. Ainsi bat la vie.

On achève bien les chauves

La machine accomplit son œuvre, relativement silencieusement au regard de la désolation qu’elle sème. Les jeunes troncs se battent de toute leur sève pour échapper à la pince qui viendra les cueillir tel un enfant des marguerites. Mais le bois ne peut pas grand chose contre les dents de métal qui déjà le coupent de ses racines. Tout juste peut-il espérer que sa lignine tienne le coup. En vain, évidemment. Des arbres à peine cinquantenaires sont trimbalés par la machine comme je jetterais négligemment quelques fétus de paille. Bientôt, la terre sera creusée, bientôt de leurs racines il ne restera rien.

Tandis que j’assiste, impuissant, à ce combat perdu d’avance, un pourquoi indigné creuse et fore mon esprit, s’accroche au fil de mes pensées. Alors maintenant, c’est comme ça, je vais devoir m’habituer à ce qu’on coupe de jeunes arbres encore touffus, au simple prétexte qu’ils dérangent là où on les a plantés trente ans plus tôt. Après tout, on achève bien les malades, les dégarnis, contagieux ou croulants. Chauve ou encore vert, quelle différence pour un être incapable de se protéger, d’argumenter, de résister au nom de tous ceux qu’il abrite ?