La mesure du possible

Un verre doseur, c’est trop petit. Un double-décimètre, c’est pas vraiment pratique. La balance mécanique ? On a vu plus poétique. Le rapporteur, c’est mesquin.

Tu pourrais compter les pelletés de bonheurs, les kilomètres d’errance, les minutes de silence. Au bout du compte tu comprendras que seule une vie te donnera la mesure du possible.

L’uniforme vert

Je commence demain. L’uniforme est là, posé sur mon lit. Je l’essaie encore une fois, pour être sûr. Je n’arrive pas à croire que j’ai été sélectionné, malgré tout. Il me parait flambant neuf, j’ai tellement peur de l’abîmer. On m’a bien prévenu que je n’en aurais qu’un, que les réparations ou son remplacement seraient à ma charge.

Demain, grâce à mon uniforme vert, je pourrai me glisser dans la peau d’un autre, jouer un rôle. Montrer à tous que j’ai réussi. Là où on ne m’attendait pas, en fait. Je me souviens du fils des voisins qui se moquait de moi à l’époque. Lui serait pilote et moi éboueur. Mon uniforme est peut être vert, mais il n’est pas fluo. Mon béret, vert aussi, m’ouvre les portes d’une nouvelle famille. Une famille comme celle que je n’ai pas connu dans un pays qui n’a jamais été le mien. Celui où j’aurais dû rentrer, toujours selon ce morveux. J’aimerais bien maintenant, le rencontrer, comme ça, chacun dans notre uniforme. Et voir un éclair de peur passer dans ses yeux, juste avant qu’il ne comprenne que pour moi la question de camp n’est que subjective…

Amour-minute

Alors nous y voilà. L’un en face de l’autre, comme nous l’avions tant attendu. Réunis pour un instant de perfection, avant le retour au chaos. Dans une minute, nous le savons tous deux, le déchirement de la réalité nous rattrapera. Dans une minute, nous n’y penserons même plus. Au-delà de cette parfaite petite minute, l’amour restera une notion floue, une brève réminiscence d’un rêve ancien. L’équivalent d’un bonbon pour la toux offert à un tuberculeux. Alors nous profitons comme on peut de notre amour-éclair, consommé sur le pouce avant la disette.

Mauvaise nouvelle

Les médecins sont formels. Ils confirment ce que m’ont déjà dit les scientifiques. Ils n’y comprennent rien mais je suis déjà un cas d’école. À moi d’encaisser la nouvelle maintenant, sous leurs regards envieux, entre deux examens. Je ne sais pas vraiment à quoi va bien pouvoir ressembler ma vie maintenant que je le sais, maintenant qu’ils me dissèquent jusque dans leurs rêves. J’aurais préféré une mort lente à cette éternité lovée derrière la porte et m’attendant d’un air bien décidé.

Ainsi donc je “souffre” d’une anomalie provoquant une régénérescence spontanée et parfaitement coordonnée de mes cellules m’empêchant de vieillir et de mourir un jour de vieillesse ou de maladie. Ça promet. Je me donne moins de dix ans avant de tenter par mégarde de voler du vingtième étage, voire si l’immortalité peut quelque chose contre les morts violentes.

Tolérance zéro

Pas de récidive en ce monde. À peine imaginée l’idée d’un forfait, la punition s’inflige toute seule. Arrêt de la pompe d’alimentation directement reliée au cerveau. Stoppée nette la distribution d’endorphine et de dopamine dans l’organisme. Évacuée aussitôt la pensée en cause, la pensée même de l’acte répréhensible.

Dès lors, pour commettre un réel forfait, il faut un effort de volonté presque surhumain, capable de surmonter le manque intolérable, le hurlement du corps qui réclame sa dose pour retrouver une sorte d’intégrité psychique. Dépasser la trahison de ses membres qui ne tendent qu’à obéir à la norme, ne pas sortir de la masse, retrouver l’état de base.

Immanquablement, la planification soignée d’une quelconque mauvaise action s’accompagne d’un suicide tant l’être ne peut supporter son sevrage. Sans même un jugement, sans même prononcer une sanction, il n’y a pas de récidive en ce monde.