Clémentine et Léon

Au bout de quatre ans d’absence, dont deux de silence total, il se tenait dans l’encadrement de la porte.

– Oh mon Léon, c’est toi ?

– Clémentine…

Sa voix était cassée, ses yeux brillaient, une larme roulait sur ses joues creusées par la faim. Clémentine s’approcha de lui, il appuya une main sur son épaule, elle le serra dans ses bras. Il n’était plus très épais.

– Les enfants sont à l’épicerie.

– Tu es belle.

– Il reste du ragoût si tu veux manger un peu avant que les petits ne rentrent.

– Merci…

Il était un peu gauche dans cette maison qui avait continué à vivre sans lui. Il regardait autour de lui, il dévorait Clémentine des yeux, cherchant à savoir s’il était réellement le bienvenu chez eux, ou si le sourire de sa femme n’était que de façade.

– Tu as gardé l’horloge…

Clémentine jeta un œil vers l’horloge du salon, que Léon avait fabriquée avant de partir à la guerre. Elle pouffa.

– Évidemment, grand bêta. C’est notre horloge. Où veux-tu que je la mette ? C’est notre temps, à tous les deux, à tous les quatre. Il faudra que tu la règles, j’ai bien peur qu’elle retarde un peu. Bon alors, tu le manges ce ragoût ?

Il mangea son ragoût, trop rapidement, trop bruyamment. Il avait honte, mais Clémentine ne se formalisait pas de ses manières. Quand il eut terminé, elle débarrassa son assiette, lui prit la main, l’entraîna vers l’étage et referma la porte de leur chambre.

– Il nous reste un peu de temps, avant que les enfants ne rentrent de l’épicerie. Et un peu plus, si on les laisse ranger les courses…

Le voyage de l’araignée

Ça vibre de partout ! Rien de naturel dans ces vibrations, je sens le vent dans mes poils tactiles le long de mes pattes. Ma toile ne va pas résister très longtemps à ce traitement ! Vite, je me replie dans un recoin et j’observe le cataclysme de mes huit yeux grand ouverts.

Le monde bouge tout autour de moi. Le point fixe sur lequel j’avais fixé ma toile n’est finalement pas si fixe, il oscille à intervalles réguliers. La soie de ma toile tient le coup pour l’instant, mais pour combien de temps encore ? De tout petits moucherons sont rabattus mécaniquement dans ma toile, par le simple déplacement du monde autour de nous. Je n’ose pas aller les empaqueter, j’espère qu’ils vont rester collés.

Au bout d’un moment, je me rends compte que le cataclysme attendu n’advient pas. Le monde reste en mouvement, la lumière est très – trop – vive, ma toile se tord dans tous les sens, mais il ne m’arrive rien de fatal finalement. Je n’ai pas besoin de sortir de ma cachette, dans un repli plutôt doux et chaud. Régulièrement, d’immenses doigts s’approchent des points d’ancrage de ma toile, mais ils ne la détruisent pas. Ils se serrent en poing sur le support que je croyais immobile et qui se balance de temps en temps. Comme si c’étaient ces doigts-là qui faisaient bouger mon support horizontal.

Le temps que j’arrive à me calmer un peu en attendant le moment propice pour sortir, je m’aperçois que ma maison mobile ne l’est plus. Nous sommes arrêtés en plein soleil, ma toile tendue à son maximum, prête à se déchirer. Aucune trace de doigt en vue. Rapidement, je sors à découvert pour inspecter ma toile du bout des pattes. J’injecte un peu de venin aux moucherons piégés pour éviter qu’ils ne s’envolent et je répare les accrocs dans ma toile. Je consolide les attaches et donne du mou pour anticiper les torsions de mon support de toile. À peine le temps de finir, et pouf, les doigts reviennent.

Je file me cacher à nouveau, et c’est reparti pour le vent dans la toile et dans les poils ! Je reste tapie dans ma nouvelle cachette, je commence à m’habituer aux vibrations et tressautements. Sans y prendre garde, je m’assoupis. Quand je me réveille, plus rien ne bouge, l’air est saturé d’humidité et la lumière est moins vive. Les doigts ont disparu, je ne sens plus leur odeur, si ce n’est sous forme de traces sur mon support. Au centre de ma toile, deux insectes que je n’avais jamais goûtés jusque là. Délicieux. Je passe la nuit à festoyer, je consolide encore ma toile, mais elle résiste plutôt bien. C’est vrai que je travaille avec acharnement, heureusement que cela paie. Au petit matin, la rosée coule le long des fils de soie, et je retourne me cacher quand le jour se lève.

La journée se passe comme celle de la veille. Des cahots, des tremblements, mais au final, rien de dramatique pour moi. Je commence à comprendre qu’il n’y a mouvement que quand les doigts sont là. J’attends donc les arrêts prolongés pour me montrer. Même si les doigts ne semblent pas hostiles, je ne vais pas m’amuser à les tenter, non plus.

Et ça se poursuit comme ça pendant une dizaine d’alternances jour / nuit. Chaque jour, je reste invisible. Chaque nuit, je goûte à des nouveautés délicieuses. Des saveurs inédites, mais une pêche très abondante (c’est l’avantage d’avoir une toile à grande vitesse, je suppose). J’ai même eu un insecte plus gros que moi. Celui-là, je n’ai pas attendu la nuit pour l’empaqueter ! J’y suis allée fissa en plein jour, lors d’une petite disparition des doigts. La nuit, je m’enhardis même à descendre du support pour explorer l’environnement. Il est différent chaque nuit. Je n’en crois pas mes poils sensoriels ! La rosée est différente, l’herbe n’est pas la même, l’air lui-même a un goût succulent,que je n’arrive pas à déterminer. Je suis curieuse, mais j’apprécie quand même le confort de mon antre, alors je ne m’éternise pas.

Un jour, je suis très surprise. Je sens le mouvement au plus profond de moi. J’ai cette sensation de vitesse monumentale. Un grondement sourd, aussi. D’autres sons criards, qui ne me plaisent pas du tout. Mais aucun souffle de vent. Rien. Je tente de mini-sorties, et l’air me parait étrange. Je n’aime pas vraiment ces sensations, alors je retourne me cacher, et je reste aux aguets. Finalement, je retrouve les vibrations et le souffle et le grand soleil. Et, avant que j’ai le temps de m’y habituer, je retrouve les odeurs familières de mon chez-moi originel, celui que j’ai quitté quelques nuits plus tôt. Je consolide ma toile, qui sait où nous irons bientôt ?

Voyages en ballon

Pour commencer, Julian part à la pêche aux nuages. Il court dans la plaine, dos au vent, pour rabattre stratus et cumulus sur la ligne de crête. Quand son regard est particulièrement acéré, Julian peut dénicher des nimbostratus dès que le temps s’y prête. Les nimbostratus sont les nuages les plus adaptés pour fabriquer des montgolfières bien denses, plus sûres pour des passagers, même si elles sont plus lentes au décollage que les stratus.

Quand les nuages sont ralentis par les parois rocheuses du cirque de Garutan, Julian sort son lasso tissé en soie d’araignée et le lance adroitement vers le nuage qu’il convoite. Il n’a pas le droit à l’erreur, si son lancer est mauvais, les nuage se disloque et cela perturbe ceux d’à-côté, qui peuvent s’effilocher. Le mouvement de lasso parfait passe au-dessus du nuage et redescend en tournant de manière à rabattre les bords vers le bas. Ainsi, Julian fabrique une nacelle, qui permettra aux voyageurs d’embarquer sur le ballon. Un mouvement rapide du poignet permet d’élargir la nacelle lorsque les passagers sont nombreux.

Dès que le ballon est prêt, Julian doit le guider jusqu’à l’embarcadère. Il doit être vigilant aux courants d’altitude qui peuvent déchirer la voile du ballon, dispersant de gros morceaux de nuages, comme des barbes à papa qui moutonnent dans le ciel. C’est très joli, mais ça le met en retard sur sa journée : il faut pêcher un nouveau nuage et recommencer le processus. Il tire doucement sur sa longe en soie d’araignée, donne du mou quand il sent une résistance et rembobine son fil lentement, sans à-coup, pour amarrer le ballon.

Les passagers peuvent alors monter dans la nacelle. Quand tout le monde est installé, Julian prend place également et modèle avec précaution une rambarde bien solide, garde-corps moelleux mais rassurant. Il répartit le poids des passagers et vérifie l’épaisseur de la couche nuageuse du plancher, pour éviter des chutes malencontreuses. Enfin, il détache son fil, et le nuage poursuit sa route naturellement, comme s’il n’avait pas été dévié. Il suit le vent, et prend de l’altitude en fonction de sa nature : les cumulus restent plus près du sol, tandis que les cirrocumulus vont monter très haut dans le ciel. Toutefois, de par leur densité extrêmement faible, seuls les passagers les plus légers et les plus expérimentés se risquent à les emprunter.

Pour la fin du voyage, plusieurs options sont possibles. Soit Julian, à l’aide de son lasso et des passagers volontaires, tracte le ballon jusqu’à un débarcadère sur la terre ferme. Soit il modèle dans le ballon-nuage des parachutes qui permettent de couper au plus court. Soit le ballon s’approche suffisamment près d’un nuage plus bas, et tout le monde descend, de nuage en nuage, jusqu’au plancher des vaches. Si les nuages sont assez épais, alors Julian peut même modeler de petites plateformes qui redescendent délicatement lorsqu’elles sont chargées.

Le seul danger vient de la pluie. Si le nuage se met à pleuvoir, les passagers peuvent glisser et tomber, telles de grosses gouttes de pluie, pour s’écraser finalement au sol. Sans compter les éclairs qui peuvent rôtir sur place quiconque se trouve sur leur (fugace) passage.

Malgré ces risques, l’activité de Julian fonctionne plutôt bien, pour son plus grand plaisir. Après toutes ces années de voyages en ballon, Julian en aime toujours autant chaque aspect. Et rêve d’avoir la force un jour d’attraper un cumulonimbus, comme sa mère autrefois.

Des pauses et un lapin

Ce matin, tu t’es levée un peu plus tard qu’avant. Depuis quelques mois, tu dors un tout petit peu mieux. Tu as moins à courir, il n’y a plus d’heures de pointe, tu n’as plus peur des retards. Et tu peux finir ton café devant ton écran quand tu n’as pas de réunion trop matinale. Tu as un peu moins de cernes. Même si les visios et la solitude sont usantes, elles aussi.

Ce matin, tu n’attends pas le bus à l’arrêt au coin de la rue, en train de pester contre ces chauffeurs qui passent en avance et te font rater ton bus quand tu es à l’heure, toi. Tu n’arrives pas in extrémis au bureau, tu ne baisses pas les yeux devant ton chef, qui lui les lève sur l’horloge. Tu n’as pas non plus la pause de 10h15 avec les collègues, l’ambiance qui s’allège pour 7 min de blagues, d’anecdotes sympathiques ou de bons plans pour le week-end. Tu n’as pas les sourires complices de ta voisine de bureau quand tu bailles à t’en décrocher la mâchoire sur le coup des 11h30.

Ce midi, tu manges ta popotte dans la cuisine au lieu de le faire à la cafèt. C’est tout aussi bon, mais moins convivial. Tu n’échanges pas tes recettes avec les collègues de l’équipe d’en dessous. Pas d’invitation pour un barbecue samedi non plus. Et tu n’auras aucun renseignement sur les dernières sorties ciné. Mais tu échanges quelques messages avec les différents groupes d’amis, quelques photos détournées, des gifs animés qui te font rire toute seule, et puis tu vas étendre ta lessive avant de te remettre au travail.

Comme d’habitude, l’après-midi tire en longueur. Il y a des choses qui ne changent pas, l’après-midi paraît toujours plus long. Pour le couper un peu, tu vas prendre l’air dans le square en bas de chez toi, juste quinze minutes pour te remotiver et t’aider à tenir jusqu’à la dernière réunion.

Ce soir, tu ne cours pas pour attraper le bus de 18h13. Tu ne traverses pas à la va-vite avant que le petit bonhomme ne devienne rouge. Tu ne te fais pas percuter par la camionnette qui tourne à droite et a oublié la priorité piétons en voyant le feu passer à l’orange. Ce soir, tu n’es pas morte ; à peine une pointe d’angoisse inexpliquée à l’heure de ton rendez-vous manqué avec la faucheuse, alors tu appelles ta sœur pour papoter un peu avant d’aller te faire cuire des capellettis aux aubergines.

Sounds of silence

Les dernières notes de la mélodie retentissent. Elles vibrent longtemps dans le silence qui suit. Très longtemps, et le silence est encore musique. Et les oreilles bourdonnent encore en rythme, le corps se meut en harmonie dans ce silence enveloppant.

Et puis même le silence se tait.

Alors, quand les échos sont éteints depuis longtemps, quand plus aucun accord ne sonne ou ne résonne, quand plus une particule ne frémit, quand les ondes sont figées et ne viennent plus s’échouer au seuil des pavillons, quand même le souvenir de la musique s’estompe et finit par mourir, dans ce si grand silence, comment même imaginer que la musique a un jour existé ?