Objets sexuels

À côté du chantier, vous nous jetez un regard en biais, appréciateur. L’œil gourmand, vous nous évaluez, vous nous déshabillez du regard. Nous on sait bien ce qu’il en est, on nourrit vos fantasmes, on vous fait passer le temps, vous nous prendriez bien comme casse-croûte. On fait comme si de rien, on baisse un peu la tête ou bien on vous dit bonjour en souriant. Parfois quand même on se sent sales, un regard déplacé de trop, une remarque dite tout haut, des rires vraiment pas discrets. Alors on regarde ailleurs, on fait semblant de ne pas vous voir, on passe notre chemin. Ou bien on s’enhardit, on vous dévisage en retour, on tente une blague graveleuse. Pour se venger, parce qu’il n’y a pas de raison. Tout de même… S’il vous plaît, mesdames, à l’avenir, si vous le voulez bien, cessez de nous dévorer mentalement et laissez nous donc travailler !

Les paradoxes

Jour après jour, il se lasse d’elle mais jamais, non, jamais, il ne la laissera partir. Elle lui appartient. C’est tout. La manière dont il la considère n’a pas à intervenir dans ce débat. Qu’importe l’amour, le contrat est là.

Nuit après nuit, elle essaie de tout son être de rattraper ce qui peut l’être, de saisir au vol ce qui lui échappe inexorablement. Plus elle essaie, plus elle se rend compte de l’inanité de ses efforts. Autant stopper une hémorragie avec un coton-tige.

Mois après mois, ils s’enferment dans un statu quo qui ne les satisfait pas, mais le refus de l’échec les empêche de quitter un malheur certain pour un bonheur incertain, mais probable. Une vie qu’ils ne vivent pas leur file entre les doigts pendant qu’au fil du temps une mort qui les effraie s’approche à pas de loup.

On était pourtant amis

Monsieur le juge, il faut que vous compreniez que si je suis ici devant vous aujourd’hui, ce n’est pas par volonté de nuire à M. C. Vous devez déjà le savoir, mais nous étions très amis, nous nous connaissons depuis l’adolescence et nous avons passé près de vingt ans ensemble. Il est très important pour moi que vous sachiez que je ne témoigne que pour le bien de mon ami. Que je m’inquiète pour lui. Je pense pouvoir dit que je le connais bien, oui. Et je vous avoue, Monsieur le juge, que j’ai peur qu’il ne fasse quelque chose de complètement stupide. Et dangereux. C’est l’unique raison de ma présence ici devant vous.

Oui, vous trouvez que je digresse, mais il me coûte vraiment de faire ce que je m’apprête à faire. Je sais que ce témoignage enterrera pour longtemps ce qu’il reste de notre amitié, mais je tiens à le faire, justement au nom de cette amitié. Il n’aimerait pas que je le laisse dériver comme il le fait.

Donc oui, j’en viens au fait. Oui, c’est moi qui ai demandé cette entrevue et je vais vous dire ce qui m’inquiète. Depuis quelques semaines, son comportement a changé du tout au tout. Il ne veut plus me voir, sa femme ne dit plus rien non plus, je la trouve très effacée. Son niveau de vie a fait un bond, je l’ai trouvé nerveux la dernière fois que je l’ai vu. Et sa femme, sa femme qui était si rayonnante… Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle est pâle, elle a maigri, elle ne parle plus. Alors, voilà, je me suis dit qu’il avait eu une forte entrée d’argent, de manière louche, peut être même illégale. Que ce secret pèse lourd sur Mme C. et que M. C. sait très bien que s’il me voyait plus souvent je découvrirais tout. Plutôt que de me mettre dans la confidence, il a préféré me tenir à l’écart, pour me protéger, je pense. C’est louable, mais voilà, je m’en fais vraiment pour lui.

Comment? Si je lui en ai parlé avant de venir ici? Oui, bien sûr, j’ai essayé. Il a toujours éludé la question et dernièrement il ne répond plus du tout à mes appels. Sans ça, je ne serais sans doute jamais venu, vous comprenez bien… Si j’ai envisagé la possibilité qu’il y ait une autre explication? Oui, bien sûr, j’ai tout passé en revue avant de franchir le pas. Pour qui me prenez-vous, voyons ! Si… Quoi?! Si je sais qu’il a déposé une plainte contre moi pour harcèlement? Pour harcèlement? Je ne comprends pas du tout où vous voulez en venir… Non, je ne me rappelle pas qu’il ait gagné au loto, qu’est-ce que c’est que cette histoire, enfin ! Vous cherchez à m’embrouiller, ce n’est pas très professionnel pour un juge, Monsieur le magistrat. Vous pensez vraiment que je l’ai supplié jour et nuit pour qu’il me donne encore un peu d’argent? Il ne m’a jamais rien donné du tout, vous déraillez complètement. Et évidemment que sa femme n’est pas malade, je le saurai, je suis leur meilleur ami, Monsieur ! Ma parole contre la sienne? Vous vous êtes fait retourner le cerveau, sauf votre respect m’sieur. Laissez-moi, maintenant, ça suffit. J’ai des droits, Monsieur, j’ai des droits ! Arrêtez, laissez-moi…

Veuillez patienter

Un instant s’il vous plaît. Veuillez patienter, M. Dupont va vous recevoir dans quelques instants. Votre correspondant n’est pas disponible pour le moment, veuillez renouveler votre appel ultérieurement. Veuillez former une file d’attente ordonnée. Laissez passer les personnes en situation de dépendance, les personnes âgées et les enfants. Votre temps d’attente est estimé à treize minutes environ. Pour contacter le service des réclamation, veuillez appeler le numéro suivant (prix d’un appel local). En heures de pointe, il y a un métro toutes les deux minutes environ. Laisser descendre les voyageurs avant de monter dans le train, c’est gagner en temps et en tranquillité. Après le bip sonore, ne montez pas dans les rames et ratez gentiment votre métro. Nous vous rappelons que l’étiquetage des bagages est obligatoire. Ms. Louise is pleased to go to gate 5 for boarding, the flight is ready and all passengers are waiting for you. Mais arrêtez de pousser,  il y en a assez pour tout le monde, enfin ! Les places numérotées sont réservées en priorité aux personnes à mobilité réduite. Eh Monsieur, là, on fait la queue, comme tout le monde ! A qui le tour, maintenant?

Les pieds au sec

Amarré dans un jardin, sur l’herbe un peu jaunie par la sécheresse, j’essaie de me rappeler ce que j’ai fait pour en arriver là. De mer je ne vois point, c’est à peine si je sens de temps en temps une bouffée d’air iodé les jours de grand vent. Protégé par une bâche, que dis-je, caché sous une bâche, je sers occasionnellement d’abri à quelques rongeurs ou de cachette pour un enfant rêveur. Le reste du temps, je suis seul, immobile, dans ce jardin.

Pourtant, je me souviens des vagues, de la houle, de la sensation que procure l’eau que je fends fièrement en protégeant quoi qu’il en soit ma précieuse cargaison. Je me souviens de ma réactivité, réponse instantanée pour chaque ordre bien donné. Je n’étais pas rétif et me laissais diriger quand la main était ferme et le pied marin.

Alors quoi? A l’instar des humains, aurais-je une date de péremption, moi aussi? Suis-je condamné à attendre là qu’un nouveau navigateur veuille s’occuper de moi? Mon dernier occupant m’avait bien prévenu qu’il m’utilisait pour s’évader d’un quotidien trop éloigné de ce grand large qu’il aimait tant. Il me disait souvent tout bas que les autres ne comprenaient rien à rien et ne savaient pas ce que l’océan offre à quiconque prend le temps de naviguer. Il me répétait que j’étais son trésor à lui seul, et que sans moi, il était incompris.

Alors oui, j’étais son seul ami. Son confident. Sa soupape. Et cela me condamne à passer une partie non négligeable de mon existence sur l’herbe jaune d’un jardin d’où je peux à l’occasion sentir sans la voir ma belle bleue qui me manque tant.