La vie

Ça pique quand on s’y frotte un peu. Ça gratte et ça colle, ça poisse et ça tiraille. Ça s’ajuste mal, ça coince aux entournures.

Ça déborde sans sommation. Tourbillons de sensations, minuscules abrasions sur la chair à vif.

La vie. Hors de la ouate. Les gens. Les contacts. Les mots. Les images. Les sons. Les odeurs. Carapace arrachée. À vif. Pensées en pagaille. Assaillie. Par la vie. Piqûre après piqûre. Se réhabituer. À la vie.

Tout le monde ne peut pas être pirate

J’ai toujours rêvé d’être pirate. Du plus loin que je me souvienne, je rêvais d’aventures. Lovée dans les bras de mon père, à l’entendre rire aux éclats, promenant mes mains potelées dans sa grosse barbe noire, je m’imaginais sur une mer déchaînée, ballotée par la houle, rentrant finalement à bon port. Et il serait tellement fier de moi…

Alors, quand je me suis réveillée, deux mois après l’accident, au refuge Saint Vincent, orpheline de quinze ans avec une jambe de bois, j’ai su que mon destin m’appelait. Je serais La Marée Noire, pirate autodidacte au large de la Bretagne. Et, à soixante balais bien tassés, je peux vous assurer que ça n’a clairement pas été facile pour moi.

Tout d’abord, parce que le mal de mer, quoi qu’en disent certains, ne disparait jamais vraiment. Ça se calme vaguement quand on n’a plus rien à vomir, et si je peux m’en accommoder, je ne peux pas dire non plus que je sois fraîche et pimpante au bout de trois jours de roulis. Plutôt délicat quand il s’agit d’aborder d’autres navires, bien défendus par des soldats au pied marin.

Et parlons-en, des soldats, des attaques et de la défense… J’ai jamais aimé ça, moi, le sang. Être pirate, pour le rêve, l’aventure, la gloire, oui, cent fois oui. Mais en vrai, plonger la lame d’un couteau ou d’une épée dans le ventre mou d’un congénère, percer une couche de muscles pour m’approprier des biens qui ne sont pas à moi, très peu pour moi. J’ai très vite dû user de ruse pour m’en sortir. Terroriser des gaillards impressionnables grâce à des talents insoupçonnés de comédienne, les apitoyer d’une larme de crocodile, ou, plus prosaïquement, ajouter quelques laxatifs de mon cru dans des chopes laissées sans surveillance, pour les amener à lâcher quelques marchandises de valeur, que je troquais ensuite jusqu’à appeler ça un trésor.

J’ai tenté le charme quelquefois, mais j’ai assez vite arrêté. Les pauvres gars étaient toujours déçus en me voyant nue. Aucun tatouage à leur montrer, pas vraiment de cicatrice non plus, en dehors de ma guibolle. Et le premier à s’être approché de ma peau avec une aiguille et de l’encre est passé par-dessus bord. Même éphémères, je ne supporte pas les décorations sur mon corps. J’ai une jambe de bois, ça me suffit bien pour me sentir pirate. Mais ça complique un peu les ruses plus charnelles.

De la même manière, j’ai toujours travaillé en solo, je n’ai jamais pu faire partie d’un équipage. Le mal de mer, mon peu d’appétit pour les batailles navales, et mon incapacité à obéir aux ordres sans les discuter d’abord… Je n’ai jamais tenu plus de 12h sans qu’on me jette à l’eau, avec un petit supplément de plomb aux chevilles pour m’apprendre à nager. Heureusement que le bois flotte et que mes chevilles sont fines, ça m’a sauvé la vie trois fois de suite, avant que j’abandonne le côté hiérarchie et que je monte ma propre affaire.

C’est à ce moment-là que j’ai trouvé Pantoufle, le perroquet qui ne m’a jamais lâché d’une semelle. Il flottait, à la dérive, un mini boulet à la patte, et a planté son bec dans la barque qui me servait de refuge le temps que je me remette. Je l’ai recueilli à bord, soigné, nourri tant bien que mal, et depuis nous partageons nos vies. Il m’a avoué au bout de cinq ans qu’il avait été condamné pour avoir reproduit devant une assemblée de marins hilares les bruits que faisaient son capitaine dans la fosse d’aisance. Celui-ci, un brin susceptible, n’a pas goûté la plaisanterie et s’en est délesté en même temps que de son repas de la veille.

Heureusement qu’on s’est trouvés, avec Pantoufle ! Déjà, parce qu’au moins, avec ma jambe de bois et mon perroquet, j’étais prise un peu plus au sérieux quand il s’agissait de revendre ma camelote. Surtout parce que moi, je n’ai jamais été capable de lire une carte correctement. Sans Pantoufle, j’étais capable de perdre mon rafiot au port. Alors me rappeler des endroits où je planquais mes trésors ! Vous imaginez bien, avec un sens de l’orientation aussi déplorable que le mien, sans un perroquet un peu malin (et surtout pourvu d’ailes, d’une excellente vue et d’un odorat hors du commun), je n’aurais pas fait long feu. Non seulement Pantoufle retrouvait mes planques, mais, bien mieux que ça, il trouvait celles des collègues et m’a permis plus d’une fois de faire main basse sur de la verroterie de grande valeur, voir sur quelques coffres remplis de diverses monnaies…

Au final, c’est peut-être pour lui que je me suis accrochée à ma vie de pirate. Déjà parce qu’avec Pantoufle, on fait une bonne équipe, et que je me sens un peu moins minable. Il est plus pirate que moi, mais ne peut rien faire tout seul. Et comme il a toujours détesté l’idée d’une vie rangée de sédentaire, j’ai continué. Près de cinquante ans que je suis pirate. Une pirate lamentable, malgré quelques progrès dans l’image, le folklore. Une pirate qui n’a pas su se défaire du mal de mer, qui confond toujours Bâbord et Tribord, qui a parfois besoin d’un oiseau pour retrouver le chemin de l’océan, qui préfère la botanique à la balistique, mais une pirate sincère dans sa piraterie. Près de cinquante ans que je vis mon rêve. En tous cas, près de cinquante ans et je suis toujours là, bien vivante et presque entière. Ça veut peut-être dire que je m’en sors pas trop mal, non ?

Chemin faisant

Un pas après l’autre, le paysage se transforme sous mes yeux. Lentement. Subtilement. À doux à-coups. Je cherche la beauté d’une côte presque sauvage. Je cherche les couleurs du monde dans des landes de bruyère. Je cherche mon chemin dans les sentiers qui serpentent. Je cherche l’horizon au détour d’une pointe. Et, sans me chercher, je me trouve.

Un pas après l’autre, je tire délicatement sur le fil de mes pensées qui sinuent. Je délie sans forcer les nœuds qui s’y sont formés, jour après jour, mois après mois, année après année, faute d’entretien. Au gré des virages, des lignes droites, des collines, des escarpements, des pentes, des boucles, les rouages s’ajustent. La machine se remet enfin à fonctionner. J’avance, bien plus loin que ne me mènent mes pas. J’avance, sur le chemin, sur mon chemin.

Amitié 2.0

La familiarité, tu peux. Les confidences, tu peux. Les blagues, tu peux. L’honnêteté, tu peux. Le léger, l’anodin, tu peux. La gravité, tu peux aussi.

Si j’ai l’habitude de flâner, de papillonner, alors que tu cours et sautes et dribbles et changes sans cesse de direction, je veux bien t’accompagner un peu. Découvrir ton univers. Éprouver ton rythme pour quelque temps.

Mais s’il te plaît, laisse-moi sentir le manque. À l’heure de l’instantané, de l’hyper-connexion, du tout-tout de suite, fais moi languir un peu. Je veux ressentir l’absence, me délecter du vide, apprécier le silence qui offre un lit au cours de mes pensées.

Ne me réponds pas de suite, laisse-moi échafauder des scénarios, imaginer des dialogues virtuels, douter de la réalité de nos échanges, me poser, apprendre la patience et me détacher enfin avant de m’entraîner à nouveau dans un ping-pong effréné.

Offre-moi de l’ennui en ciment d’une amitié naissante, des espaces à ne surtout pas combler de myriades de mots, qui seront bien assez tôt futiles et vains.

La tache

L’encrier s’est malencontreusement renversé sur le poème en cours d’écriture. Dans la hâte d’écrire, dans l’euphorique élan d’une irrépressible inspiration, un faux mouvement, un geste irréfléchi, non contrôlé. Une tache se forme, déforme déjà le parchemin, se répand sur les mots. Sidération. Arrêter immédiatement l’écriture en cours, perdre l’élan créateur. En réaction à l’effroi des mots recouverts, l’urgence d’éponger cette tache avant qu’elle n’atteigne l’ensemble du texte. Suspendre le geste, l’atténuer : effacer la tache, c’est prendre le risque d’effacer les mots en dessous, de percer le fragile vélin. Ne rien faire, c’est prendre le risque de gâcher à jamais ce bout de poème, de voir la tache s’élargir et de rendre illisible, incompréhensible, l’ensemble du texte. Tapoter, tamponner doucement, pour absorber l’encre au mieux, en évitant le plus possible de toucher aux mots jouxtant l’éclaboussure, encore indemnes. Et puis ne plus toucher à rien.

Hésiter à poursuivre l’écriture ou à recommencer sur une page blanche. D’un côté, la peur de commettre un nouvel impair freine la plume. D’un autre côté, réécrire le texte, c’est écrire un nouveau poème et laisser l’ancien en suspens. On ne peut tout simplement pas écrire deux fois le même poème.

Une troisième direction. Attendre que l’encre sèche et blêmisse. Voir quels motifs elle dessinera. Les mots seront-ils encore déchiffrables en dessous, par transparence ? La tache une fois séchée par le temps, sera-t-elle finalement hideuse, comme une bavure dénaturant à jamais le poème ? Révèlera-t-elle une forme inédite, éclairant le texte ainsi illustré d’un sens inattendu ? Laissera-t-elle une simple marque, légère, comme une cicatrice, une imperfection parmi tant d’autres sur le cuir tendu ?

User du temps comme constituant à part entière du poème avant d’y poser de nouveaux mots. Le laisser suivre naturellement son cours, sans chercher à le retenir, à le figer, à l’oublier. L’accepter enfin pour ce qu’il est : l’alchimiste qui transforme l’infinité des possibles en présent, les présents en souvenirs, et les souvenirs en poésie.