Dans la douleur et l’épuisement, tu viens de “donner la vie” me dis-tu, les larmes aux yeux. Larmes de joie, bien sûr, rien à voir avec une quelconque épisiotomie ou une chute d’hormones. Et c’est, selon toi, la plus belle chose du monde.
Alors pour commencer, tu n’as rien donné du tout. Tu n’as pas créé une vie. Elle se transmet toute seule la vie. Bien sûr, tu as nourri un petit paquet de cellules bien accroché et lui a permis de se développer jusqu’à devenir un petit d’Homme. Mais il ne te doit rien pour ça, ne l’oublie pas. Jamais.
Revenons à la plus belle chose du monde. Ce moment où, après neuf mois à te voir enfler, à ne plus contrôler ce corps que tu croyais connaître, te voilà partie pour un travail impossible à remettre à plus tard et ô combien difficile. Ce moment où, après en avoir tant bavé et tant chié, tu reçois un petit bout sanguinolent, et si possible gigotant et s’époumonant, sur la poitrine, avant qu’on ne te le reprenne pour le certifier conforme. Je te l’accorde, ce doit être très beau, très fort à vivre. Un effort aussi intense enfin récompensé se doit d’être jouissif, exceptionnel. Les endorphines sont là pour ça.
Mais la plus belle chose du monde, sérieusement ? À quoi ça sert de “faire des enfants” alors si accoucher est la plus belle chose du monde ? À profiter d’un maximum d’énergie potentielle avant que les possibles ne se resserrent inéluctablement ? À avoir des bébés, un amour “inconditionnel” (ah ah ah), et puis se plaindre qu’ils marchent déjà, que ça passe trop vite, qu’ils sont ingrats et qu’il faudrait les garder dépendants petits le plus longtemps possible ?
Moi qui croyais que le côté formidable de la parentalité c’était de guider du mieux possible un être naïf sur le chemin de la vie. Que c’était de lui donner quelques cartes pour qu’il comprenne un peu comment ça marche par chez nous et qu’il regarde où il pose ses petits petons. Que c’était de le nourrir quotidiennement d’émerveillement, de réflexion, d’esprit critique, de graines d’imaginaire et d’arroser le tout de litres de curiosité. Que c’était de cultiver inlassablement sa soif de vivre et de l’inciter à se construire lui-même, à partir des briques qu’il aura choisies parmi toutes celles qu’on aura laissées subtilement à sa disposition.
J’ai dû me tromper alors. Il faut croire que c’est à la portée des premiers venus de rajouter au monde une bouche à nourrir, de mélanger leurs fluides et leurs gènes en espérant qu’en sorte quelque chose de beau. Jusque là, pas besoin de permis ni même de test d’aptitude, il n’y a pas vraiment de quoi se vanter. Mais bon, pour la suite, ça se corse un peu, non ? Et la plus belle chose du monde serait finalement étirée, diluée dans les années qui suivent, minutes fugaces entrecoupées de couches, de devoirs, de pleurs, d’urgences, d’insomnies, de caprices, de punitions, de routine abrutissante pour toi mais plus que rassurante pour eux…