Plus jamais ça

Rouge. La honte ressentie est encore rouge. Non pas rouge sang comme celui qu’elle a versé. Ni rouge tomate comme les fruits détestés qu’on la force à ramasser. Rouge. Rouge comme le fer qui a marqué sa peau, attestant de sa condition. Condition de femme, condition d’outil de travail pour un maître toujours plus exigeant.

Noire. Noire sa colère qui la soutient et l’emporte loin d’ici. Noire comme le chaudron que jour après jour elle emplit pour nourrir les habitants du domaine. Noire comme le chaudron toujours vide de sa propre famille. Noire comme la couleur du ciel quand elle se lève, et quand elle se couche après son travail.

Marron. Marron le mépris qu’elle a pour eux, marron le mépris qu’elle a pour elle. Marron sa vie traînée dans la boue, qui l’empêche de respecter qui que ce soit, surtout pas sa propre personne.

Après les évènements de cette nuit, elle ne sera plus jamais la même. Elle sera libre, traquée, seule et meurtrie. Morte sa famille retenue en otage contre son travail quotidien. Plus d’attache au domaine. Mort le contremaître qui une fois de trop l’a emmenée dans son lit pour la nuit plutôt que de la laisser rejoindre son compagnon et son enfant. Enfuie l’esclave rebelle qui a causé sa propre perte et celle des siens. La vie l’attend désormais, à moins que ce ne soit la mort.

Fait d’hiver

Le froid est mon manteau, mon corps est fait d’hiver. Sec ou ruisselant selon mes humeurs, je gèle et m’infiltre en vous pour m’approprier toute chaleur. Je suis le blanc bienfaisant recouvrant la nature quiescente, lui offrant le repos nécessaire à son perpétuel renouveau. Je suis l’inopportun que l’on laisse à la porte lorsque grelottants, vous vous chauffez au feu et aux grogs. Calme et serein, je vous apaise grâce au dénuement dont j’orne les paysages. Je sais aussi par ma colère vous rendre l’humilité qui vous fait parfois défaut. J’arrête impunément vos activités, vous rendant pour un temps votre place précaire parmi les êtres éphémères. Pour cette raison vous m’admirez. Dès votre plus jeune âge mes flocons vous émerveillent, leurs tourbillons incessants vous rendent philosophes et ma poudreuse vous invite à recréer sans cesse les mêmes jeux, parenthèse d’innocence dans vos vies accablées. Inéluctable, vous m’attendez autant que vous me détestez, et bien souvent, vous préférez le moment où, sagement, je cède la place au printemps.

La preuve par trois

Un . Ta main dans la mienne pour marcher de concert. Ton réflexe de protection quand tu sens un danger ; le pas en arrière que tu m’obliges à faire, avant même de savoir ce que j’ai pu voir.

Deux. Ta capacité à me déchiffrer, que je le veuille ou non. Sans un mot ou sans un regard, tu sais ce que je ressens. Tu t’y adaptes ou pas, selon ton humeur, mais à chaque fois j’ai la certitude que le message est passé. Pas besoin de te dire que quelque chose me touche, tu redeviens sérieux et restes à ma disposition au cas où je veuille le partager. Impossible d’être en colère contre toi plus de deux minutes, tu désamorces toutes les situations d’un sourire désarmant.

Trois. Ton regard qui accroche sur moi, alors que tu me connais déjà par cœur. La gourmandise dans tes yeux sans cesse renouvelée, pour un corps qui pourtant t’es désormais familier. J’ai beau savoir que jamais tu ne te lasseras d’une pizza ou d’un verre de whisky, ton appétit de moi me ravit et me rassure. Tant que c’est dur, c’est que ça dure.

En réponse muette aux questions que je ne pose pas, j’ai de toi la preuve par trois.

Âpre fleur

Contrainte : intégrer douze mots choisis à l’avance.

Saurez-vous les retrouver?


 Vingt ans. Je suis, parait-il, dans la fleur de l’âge. Fleur âpre au goût amer lorsque je vois mon visage dans la glace. Fleur dont le nectar goutte à goutte s’évapore. Inéluctablement. Une fois l’aurore passée, la journée se déroule lentement, sans accroc, jusqu’au soir. Il en sera de même pour mon apparence : A peine éclose, je vais aller petit à petit vers la décadence de mon corps. Avant que j’aie le temps de me familiariser avec ce corps vigoureux et frais, je glisserai de « quelle jolie jeune fille » à « pas mal pour son âge ». Petit à petit, les rendez-vous chez la gynécologue cèderont la place aux visites chez le proctologue. L’exaltation de la jeunesse, éphémère, fera le lit de la rancœur, de l’aigreur, de la résignation. A moins que je ne sois de celles, qui paisibles, restent telles des rocs dans la tempête, strictement égales à elles-mêmes au fil des ans. Je ne sens pas chez moi ce caractère fort, inoxydable, imperturbable. Je me sens plus proche du bois, vieillissant en intégrant les marques du temps qui passe, que de l’acier trempé. Je sais que mon visage accusera le coup des jours tout comme il indique clairement lesquelles de mes nuits ont été trop légères.

Ne pas penser à ce foutu temps qui passe. Je suis jeune, j’ai la vie devant moi. Jeune femme de mon temps, je ne cherche pas à sonder les abysses de mon esprit, la conscience de mon corps me suffit. Je voudrais l’immortaliser par tous les moyens à ma portée, photographies, sculptures ou aquarelles. Avoir un temple à mon image, figée à mon apogée, pour prouver à tous lorsque je serai écrasée par le poids des ans que j’ai eu mon heure de gloire.

Rien ne sert d’essayer de retenir cette image de moi qui déjà m’échappe. Très peu pour moi les crèmes anti-rides, séances de sport ou régimes à base d’endives. Si le temps passe et doit me défigurer, qu’au moins je ne me prive pas dans ma beauté pour que, quoi qu’il en soit, dans trente ans mon compagnon me quitte pour une donzelle de vingt ans. Je veux profiter de ces courtes années où tout me sera permis grâce à mon joli minois. Me rouler dans le foin dans la grange, enchaîner les histoires ou sauter à l’élastique. Je veux tout faire, tout vivre avant qu’on me force à me rassoir et qu’on tue toute velléité d’aventure de ma part. Je veux pouvoir regarder la vie devant moi et celle dans mon dos avec le même sourire flottant.

Je veux qu’à la fin de ma vie, lorsqu’on regardera l’écume laissée par les jours passés, ces instants riches en promesses imprègnent le reste de mon existence.

Aube

Les nuages, roses, moutonnent dans le ciel. Le soleil n’est pas encore visible, la luminosité ressemble à celle d’un crépuscule. Le ciel livre sa palette de couleurs, du bleu sombre au rose vif. Au fur et à mesure que le jour se lève, les oranges, rouges, bleus pale apparaissent et disparaissent, les dégradés se modifient et le tout tend vers le bleu. Bleu ciel, bleu clair, bleu pur dans ce froid matin d’automne. Les couleurs du ciel rappellent les teintes des feuilles, mourantes, qui étalent leurs oranges, jaunes, pourpres, rouges, marrons pour le plaisir de nos yeux. Belle nature qui s’endort lentement, avec autant d’élégance que lorsqu’elle se réveille.