La Dent Grise

L’assemblée s’est réunie au clair de lune, comme chaque année, au solstice d’été. Chacune son tour, les participantes s’avancent et racontent une anecdote marquante sur l’année écoulée. Cela leur permet de partager avec leurs collègues les petites astuces du quotidien, de se sentir moins seules, de demander conseil au besoin. Et, très souvent, de rire ensemble.

Lorsque son tour vient de prendre la parole, Mimi, la petite souris grise, se lève, rejoint l’estrade et se racle la gorge. Elle a déjà choisi son anecdote dans le train pour se rendre à l’assemblée.

“Alors voilà, je voudrais me rappeler avec vous la fois où j’ai dû demander de l’aide pour réaliser ma tâche. J’allais récupérer, comme d’habitude, une dent de lait sous un oreiller, mais en m’approchant de cette dent, j’ai vu qu’elle n’était pas banale. Elle était grise. Je suis allée jusqu’à toucher cette dent, pour en savoir un peu plus, et des images sont apparues dans ma tête. J’ai alors vu, comme si c’était mon propre souvenir, la petite Myriam, âgée d’à peine deux ans, s’élancer dans la pente du parc. Elle riait de toutes ses dents, la petite Myriam, qui aimait tant filer à toute allure, sur ses petites gambettes. Elle riait tant et tant que, sans comprendre ni comment ni pourquoi, elle se retrouva à plat ventre, la bouche en sang. Puis je l’ai vue, quelques semaines et quelques mois plus tard, toujours tout sourire, avec une incisive joliment grisée. Une dent toute grise, pour qu’elle se rappelle qu’il faut lever les pieds en marchant, et regarder ce qu’on fait quand on court dans les bois. Et puis je l’ai vue encore un peu plus grande, avec de petits trous dans sa dentition : la petite Myriam devenait grande et commençait à perdre ses dents de lait. Et enfin, j’ai vu, comme des flashs, la dent grise en train de bouger, la langue de la petite fille qui jouait à la faire gigoter jusqu’à ce que pour finir cette dent tombe. Et que Myriam, consciencieusement, la dépose sous son oreiller.

Et c’était cette dent que j’avais sous la patte ! Cette dent qu’il fallait que j’emporte pour la remplacer par une piécette. Mais je voyais bien ce que signifiait cette dent grise pour cette petite fille : beaucoup plus que la perte d’une dent de lait. C’était un souvenir à part entière que cette dent, il me fallait la remplacer par une pluie de piécettes. Et je ne pouvais pas le faire seule.

Avant que l’aube ne se lève, j’ai couru demander de l’aide à mes amis les rats, beaucoup plus costauds que moi. Et je pris avec mois trois volontaires : le rat Arthur, le rat Merlin et le rat Dagobert. Ensemble, nous allâmes à ma cachette secrète en retirer un trésor de piécettes, que les rats mirent sur un traineau. Vite, il fallait faire vite avant que la famille ne se réveille ! Grâce à l’aide de mes compagnons, je suis arrivée à temps. Nous avons échangé les pièces contre la fameuse Dent Grise et nous sommes repartis sans bruit, juste avant que la lumière ne s’allume dans la cuisine. Il était moins une !

Une dernière fois, j’ai touché la dent, et j’ai vu la belle dent blanche qui allait repousser pour remplacer la grise. Il faudra en prendre grand soin, parce que cette nouvelle dent-là, Myriam la gardera toute la vie. Alors, petite fille, si tu m’entends, attention aux cailloux et aux poteaux quand tu cours, que tu fais de la trottinette, du vélo, de la planche à voile ou du saut en parachute.”

Mimi la petite souris descendit de l’estrade sous les murmures ébahis de ses congénères, qui savaient désormais qu’on pouvait compter sur leurs voisins les rats en cas de problème.

Le phœnix n’était pas mort

Bien sûr qu’il fallait espérer. Même si j’ai brûlé une copie du jugement chaque mois pour compter le temps passé sans toi. Je savais bien qu’il fallait espérer. Même si je n’osais pas. Pas après tout ce qui avait été dit. Pas après tes yeux dans les miens en me disant que non, tu ne reviendrais pas. Je savais bien que je pouvais compter sur toi. Même si tu avais eu le temps d’apprendre à me haïr. Même si l’image que tu avais de moi pouvait largement justifier ton départ et tes accusations.

Bien sûr on a comblé l’absence, on ne pouvait pas vivre avec ce vide béant. Bien sûr, sans jamais t’oublier, on s’est débrouillés, on a continué nos vies et toi la tienne. En sachant pertinemment que ce temps serait perdu pour tous, que rien ne le rattraperait. Quelques ponts jetés ont maintenu des contacts, ravivé des souvenirs. Mais de quotidien, même morcelé, il n’était plus question. Et chaque mois le feu salvateur me permettait de tenir, de respecter tes choix. Parce que la confiance s’accommode tellement mal de harcèlement ou de bourrage de crâne. J’ai opté pour le retrait. Bien sûr, ça prendrait du temps. Beaucoup. Mais la fin, je ne la devrais qu’à toi. Et ça valait toute l’attente du monde.

Et finalement, un beau jour, une lettre est arrivée. Lettre que je n’attendais pas encore, tant mon espoir se timorait au froid contact de ma rationalité. Lettre qui a allégé en quelques instants quatre ans de cœur-enclume. Tu étais grande et tu avais compris. Les larmes en cascades gouttaient sur les cendres anniversaires au fond de la corbeille en lisant de vaines excuses. Naïve que tu étais… Tu avais toujours été pardonnée, puisque de faute il n’y avait pas. Pas de ta part en tous cas. Et qu’il ne sert à rien de réécrire le passé. Seules compteraient désormais les années en partage, la complicité grandissante, la famille qui cicatrise lentement mais sûrement. Le bonheur éclatant qui revient, rejaillit, étincelle, sûr de son bon droit et plus fort que jamais. Et mois après mois, pour sûr, les années se multiplieront. Sans rien effacer, elles rapetisseront le temps perdu jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un pointillé, tatouage délavé, anecdote d’une vie somme toute pas si cruelle.

Hier encore…

C’est sûr, aujourd’hui, impossible de le nier. Le centre ville s’est éloigné.

J’ai l’impression qu’hier encore il n’était qu’à vingt minutes. Qu’hier encore je pouvais y faire un saut juste comme ça, pour rien, quelques fois dans le mois.

Et puis j’ai trouvé des excuses. Regroupé les déplacements. Les vingt minutes sont devenues une heure et beaucoup d’organisation. Les mois sont devenus années.

Aujourd’hui ma petite-fille traverse la France bien plus souvent que moi le périph’.

À l’improviste

Elle a sonné aujourd’hui à la maison. Depuis tout ce temps, je n’avais pas déménagé. Sans ça, elle ne m’aurait sans doute jamais retrouvé. Je ne l’ai tout d’abord pas reconnue. Elle devait avoir une dizaine d’années la dernière fois que je l’ai vue, elle en a vingt maintenant.  Elle a eu le temps de pousser. Et puis elle a dit “c’est moi”.

Je suis resté sans rien dire comme le vieux con que je suis devenu. Je l’ai finalement invitée à entrer. On a bu un café. Banal. Surréaliste. Rassurant. Après dix minutes ou quatre heures de platitudes débitées pour combler dix ans d’absence, elle s’en est finalement allée. Et me sont revenus en pleine gueule 3600 jours de silence et 86400 heures de culpabilité.

Elle n’avait même pas vraiment l’air de m’en vouloir. Comme si quelqu’un d’autre que moi était à blâmer pour tous les centimètres que je ne l’ai pas vue prendre. Comme si c’était seulement la vie qui nous avait injustement séparés, et pas moi qui avais renoncé au bout de quelques années à mener un combat perdu d’avance.

En la voyant partir aujourd’hui je comprends combien elle aurait mérité cette énergie dépensée en vain. Elle aurait dû avoir la certitude et les preuves qu’à chaque instant je n’ai cessé de la chérir. Au lieu de ça, j’ai essayé de simplifier sa vie et la mienne.

Me lamenter sur ce temps perdu ne nous rendra pas les secondes où elle a ri, souffert, vécu sans père. Mais ça me fait au moins prendre conscience que sans elle et son heureuse initiative j’aurais pu encore gaspiller quelques années à ne pas l’épauler. Un frisson de dégoût me parcourt à cette idée. Je n’ai plus qu’à passer le reste de ma vie à tenter de racheter ma lâcheté.

Tous les caramels du monde n’y feront rien

Le jour où elle est partie, tu as perdu ta seule alliée. Qui donc te protègerait, argumenterait pour ta défense, te passerait des bonbons en douce pour sécher tes larmes ? Sans son œil compatissant, sans ses brèves accolades qui disaient plus qu’aucun mot, sans ses gestes apaisants pour ne pas envenimer la situation, la moindre vexation était devenue torture. Plus personne pour te comprendre, personne pour t’assurer que tu ne méritais pas tout ça, personne pour contenir ton cœur plein à craquer d’émotions trop longtemps tues. Tout ton amour, ta rage et tes terreurs se retrouvaient d’un coup livrés à eux-mêmes, sans pouvoir être canalisés. Au tout début de ton adolescence. Tu parles d’un cadeau…

Alors tu as dû batailler, te blinder, apprendre à ne compter que sur toi, puisqu’au final, tout le monde partait sans toi. Combler pour la énième fois ce vide, cette solitude, par des bravades et l’envie de t’en sortir, quoi qu’il en soit. Avancer cahin-caha et profiter de chaque amitié, chaque mot d’amour qui ont tant pu te manquer étant petite.

Peut être un jour sauras-tu à quel point elle s’en est voulu, qu’elle pense encore t’avoir abandonnée au pire moment, alors qu’elle avait la responsabilité affective de sa petite sœur. Peut être un jour comprendras-tu que son départ était son unique chance de salut. Qu’elle a fait le choix, égoïste certes, mais tellement vital, de sauver sa peau et -surtout- sa santé mentale. Te laisser derrière elle fut la chose la plus dure qu’elle ait eu à gérer. Par la suite, elle a eu beau s’escrimer à essayer de te sortir de là, tenter du mieux qu’elle pouvait de rester dans ta vie, le téléphone a ses limites, surtout sur écoute. Elle aura toujours le sentiment tout au fond d’elle de n’avoir pas fait assez, de t’avoir trahie alors que tu comptais tant pour elle.

De te savoir adulte et pas si malheureuse la réconforte. Quelque part tu pouvais t’en sortir seule, à ton rythme. Tu as de la ressource et c’est tant mieux. Mais rien n’atténuera chez elle la culpabilité ressentie quand elle pense à sa toute petite sœur laissée malgré elle dans la maison qu’elle quittait avec tant de soulagement.