Le dieu des chats a oublié son nom. Personne ne s’en servait de toute manière. Il y a bien longtemps que les chats ne croient plus en Dieu, s’ils y ont cru un jour. Quelque part au fond de lui, ce dieu sait pourtant qu’à une époque il a été important. Il ne se rappelle plus vraiment pourquoi. Mais il a joué un rôle dans l’expansion et la suprématie félines, il en est sûr.
Pour l’heure le dieu des chats s’ennuie. Même s’il dort vingt heures par jour, ses quatre heures d’activité quotidiennes ne sont pas très stimulantes. Il passe pas mal de temps sur la Toile, à suivre les frasques de ses ouailles. Depuis le temps que ça dure, ça l’amuse moins qu’avant. Il s’occupe tant bien que mal en faisant quelques menus travaux de bricolage : un trou dans une clôture par-ci, un coin de tapisserie subtilement décollé par-là. Il recense les populations de rongeurs, mais ça non plus, ça ne prend pas trop de temps, tant Dame Souris est prompte à fêter les naissances et à tempêter contre les catastrophes. Disons que s’il tend l’oreille, le recensement est direct.
En tendant l’oreille, justement, il entend quelque chose qui ressemble à une prière. Il n’a plus l’habitude, alors il n’est pas vraiment sûr de lui. Mais il Lui semble qu’on essaie de s’adresser à Lui d’en bas. Voyant qu’Il vient de gagner une majuscule, le doute n’est plus permis. Il focalise son attention sur les paroles, inintelligibles en l’état. Le rythme et le ton sont ceux d’une prière, mais le dialecte Lui semble inconnu. Le Dieu des chats se concentre et essaie de distinguer qui essaie de communier avec Lui. Tout un groupe d’êtres verdâtres sont rassemblés. Ils lisent avec ferveur un bout d’écorce minutieusement griffé apparemment sorti de terre puis conservé avec soin. Une Sainte Relique ! Ils ont retrouvé une Sainte Relique !
Le Dieu des chats ne comprend pas. Les êtres en bas ne sont pas des chats. Ils sont trop lents, trop verts, trop écailleux. Où sont leurs fourrures ? Pourquoi voit-on leur griffes ? Que demandent-ils ? D’ailleurs, demander, c’est un mot qu’Il n’emploie pas souvent. Les chats ne demandent pas. Les chats autorisent ponctuellement qu’on leur accorde une faveur. En s’ouvrant un peu plus aux paroles qu’Il entend, le Dieu des chats se rappelle qu’Il a un Nom, mais celui-ci est mal prononcé par les êtres verts. Il l’a sur le bout de la langue.
“Hanienté”. Les êtres en bas, avec leur langue en pointe qui s’échappe de leur bouche démesurément grande, l’appellent “Hanienté”. Il se met à bouillir. Il sent bien que Son Nom est tout proche, presque accessible, mais que ces imbéciles de lézards mal dégrossis l’écorchent. Il ferme à demi Ses yeux divins, se laisse bercer par la mélopée de la prière qu’Il n’avait pas entendue depuis des millénaires, pour retrouver Ses souvenirs. Dans un feulement victorieux, Il se souvient. Farniente.
Farniente, le Dieu des chats, est ravi. Il a de nouveaux adeptes qui apprécient le soleil et sa chaleur, et sont prêts à l’adorer pourvu qu’Il leur procure l’un ou l’autre. Il se rappelle qu’Il aime être adoré. Et, à y regarder de plus prêt, les Iguanes ne sont pas si balourds. Il leur arrive d’être vifs et puissants dans la lumière de plein après-midi. Il faudra juste leur apprendre à ronronner proprement et à limiter l’emploi des susurrements dans leurs liturgies. Avec ces quelques ajustements, Il pourra redevenir un Dieu puissant, vénéré par des fidèles dévoués. Il suffira de leur renvoyer de nouvelles Reliques ou de modifier légèrement leur morphologie reptilienne pour qu’ils s’adaptent à Sa vision. Il y pensera demain. Pour l’instant, c’est l’heure de la sieste.