Dernier avertissement

Le corps parle mais je ne l’écoute pas. Je ne l’écoute plus. Je n’écoute que ses encouragements, pas ses demandes de répit. Il chuchote, tant bien que mal. Le cerveau traduit, interprète, minimise. Le corps n’insiste pas. Il trouvera un autre moyen.

Les cernes ne suffisent pas. Les paupières collantes ne suffisent pas. Le teint cireux ne suffit pas. Les baîllements à répétition ne suffisent pas. La lassitude, les membres lourds et gourds ne suffisent pas. Les frissons de froid dans la tiédeur printanière ne suffisent pas. Les micro-siestes à n’importe quelle occasion sont devenues banales, elles n’ont rien d’inquiétant. Les petites étourderies au travail sont mises sur le compte de la charge mentale importante, tout à fait normale en cette période de l’année. Les immenses sourires irradiant du cœur m’aveuglent, masquent tous les signaux d’alarme. Le corps n’insiste pas. Il trouve un autre moyen.

Le bruit et les vibrations caractéristiques de la route me tirent brutalement de ma torpeur dans l’habitacle chauffé par le soleil de début d’après-midi. Les yeux subitement grands ouverts m’informent que la voiture chevauche la ligne de rive à ma droite. L’écart se réduit avec la glissière de sécurité. Décharge d’adrénaline. Redressement du véhicule. Contrôles dans toutes les directions. La route est absolument déserte, tout va bien. Tous les sens aux aguets me ramènent à bon port en sécurité. Comme quand j’étais môme, j’ai rentré in extremis tous mes chevaux à l’écurie. Camp. Perchée. Pouce. Il ne peut plus rien m’arriver d’affreux maintenant.

Terreur rétroactive. Contrecoup. Je m’endors comme une masse aussitôt posée sur le moelleux d’un canapé. Le réveil est difficile, le reflux de l’adrénaline me laisse vidée de toute énergie. Les jambes refusent de me porter. Les bras sont cotonneux. La tête peut bien réfléchir à toute la masse de travail, trier l’urgent de l’important, le corps ne coopère plus.

Alors je dors et lui promets de ne plus jamais le mettre en sourdine. Le reste devra attendre.

Suzanne

Avec toi, c’est mon enfance qui meurt une dernière fois, mes dix ans qu’on enterre pour de bon. Les étés sous les platanes, à jouer au keum’s, au son des mobylettes et sous le fumet du fumier. L’odeur, inoubliable, de l’épicerie dans la pénombre. Le moulin à poivre qui m’a toujours attirée.  Le tic-tac de la grande horloge, qui nous guette tous. Le parquet qui grince, le journal de Mickey. Les ballades ensemble après le repas du soir pour aller au lavoir, pour repousser à l’air frais et en toute légalité le moment du coucher.

Suzanne, c’est ta voix, ferme et douce, que je garderai de toi. Pleine d’une immense tendresse, mais qu’on ne voulait surtout pas contrarier. La trappe qui s’ouvre sur la cave, comme une menace jamais mise à exécution. Un tuyau d’arrosage, un seau et 3 m² de béton, et c’était parti pour des heures de tranquillité pour vous, les adultes, attablés devant un café ou un digestif. Et un torchon pour chacun, pour essuyer la vaisselle. Des heures à farfouiller dans l’épicerie, à nous faire peur en faisant grincer les marches, cachés derrière les toiles d’araignée. Les longues nuits à nous retenir pour ne pas être celle qui aurait à vider le pot de chambre au petit matin…

Au revoir Suzanne. Nous reviendrons à Beaulieu, saluer ton fantôme, indissociable de la maison, avant de fermer une dernière fois les volets sur les rires, l’ennui préadolescent et l’innocence de mes étés.

Nénette

Nénette et Jean, c’était avant tout un lieu : c’était Caissargues, la mer, la chaleur écrasante, c’était des heures de route, souvent de nuit et en musique pour que les trois filles dorment et ne chahutent pas. Nénette et Jean, c’était l’été, les Passeport et les Incollables comme devoirs de vacances, les après-midis qui traînent en longueur. Les petits chevaux et les UNO avec Nénette, Jean au jardin ou à la bibliothèque. C’était un verre d’Oasis dans la pénombre de la cuisine, des heures à jouer au ballon, à sortir en vélo avec un périmètre s’élargissant au fil des ans. C’étaient les insectes hors normes de la campagne pour trois citadines, le chant des cigales, les flamands roses, les balades à cheval et le bruissement des nuits étoilées.

Nénette et Jean, c’étaient des grands-parents intermittents. On aimait quand Jean faisait bouger ses oreilles, moins quand il imposait un silence pesant pendant l’après-midi. J’aurais tant à écouter de lui maintenant que je suis adulte, mais il transmettait si peu aux enfants bien vives que nous étions alors. On attendait impatiemment que Nénette nous appelle pour le goûter ou tienne la banque du Monopoly, mais on riait sous cape quand elle usait d’une surdité sélective pour ne pas nous répondre.

Nénette sans Jean, c’est la maison vendue avec ce qu’il restait de souvenirs dedans. C’est le réaménagement du 121, les liens ténus qui se distendent encore. Nénette sans Jean, c’est une grosse part de solitude, les conversations décousues et les prénoms interchangeables. C’est un sourire sincère et un étonnement sans cesse renouvelé devant le temps qui passe et les filles qui grandissent, d’autant que la marche est chaque année plus haute pour elle qui se souvient surtout de gamines pré-pubères. C’est un air embarrassé, les adultes regardant leurs pieds quand ses propos hachés s’affranchissent de toute logique, quand la raison prend le large pour des voyages toujours plus longs. Nénette sans Jean, c’est une occasion manquée, une grand-mère et une femme au bout du compte un peu étrangères.

Nénette est partie mais cela fait bien longtemps qu’il est trop tard pour les regrets ; elle restera dans ma mémoire une ombre ancrée dans un autre espace-temps, associée au sucre poisseux des crêpes Nutella, et au sel sur la peau de l’enfance.

La silencieuse-berceuse

Le tracteur avance lentement dans le champ d’à côté. Un ronron qui apaise et obsède, qui hypnotise au gré de ses allers-retours.

Dans le salon, Agnès Jaoui entame pour la troisième fois son album Canta. On ne change pas une équipe qui gagne.

Vers 13h, j’ai respiré très lentement, très profondément pour donner un rythme aux deux petits corps à mes côtés. En dix minutes, la plus jeune m’a suivie et s’est endormie à poings serrés très fort sur son doudou.

Pour la deuxième, il a fallu ruser. La maison trop grande, la peur de l’abandon, le besoin d’occuper l’espace sont trop de distractions pour une sieste à quatre ans.

Alors j’ai cédé sur en apparence sur à peu près tout. D’accord pour appeler Maman, lui dire “je t’aime”. D’accord pour laisser un rai de lumière sur les volets, je ne lutte pas contre la peur du noir. D’accord pour changer de pièce et laisser la petite dormir seule (c’est même mieux pour elle mais je ne le dirai pas). D’accord pour la musique, ça m’évitera de marcher sur des œufs pendant deux heures et ça atténue les sons de cette étrange maison. Enfin, d’accord pour dormir dans la balancelle plutôt que sur le canapé, c’est rigolo et on s’y sent à l’abri.

Petit à petit, elle est tombée dans mon piège. Une fois dans la balancelle, il ne m’a fallu que quatre ou cinq chansons à la bercer régulièrement pour qu’enfin les yeux cessent de s’entrouvrir, pour que le souffle se calme et que j’entende un léger ronflement. Nous voilà parties pour deux heures de tranquillité !

Il est 15h30, je n’ose toujours pas éteindre la musique de peur de troubler l’harmonie qui règne dans la maison. Va pour un quatrième sueno ideal si elles dorment jusqu’au goûter…

La croisée des chemins

Il est des télescopages qui empétillent l’atmosphère. Des trouées dans l’espace temps qui vont chercher les sourires du fin fond d’une autre ère et les déposent en joie sur le visage.

Un midi informel, pause dans une rentrée professionnelle enthousiasmante. Nouveaux collègues, nouvelles responsabilités. De la jeunesse, de la curiosité, un peu d’appréhension. Le soleil est là, les élèves pas encore. Les conversations se ressemblent toutes, on brise la glace en surface, on approfondira plus tard. L’habitude s’installe lentement, les marques reviennent, les repères sont bien marqués.

Quand soudain, d’une porte ou d’une faille, surgit l’ami d’il y a dix ans. Le partenaire de soirées (très) alcoolisées, de ce temps où on ne savait pas qu’on pouvait s’arrêter. Le membre complice d’une troupe d’improvisation, avec qui on a grandi et pris en assurance au fil des mois et des années. Le voisin de cité U qui ramène en une seconde toute l’insouciance d’une vie antérieure dans laquelle s’inviter à manger des pâtes carbo (avec lardons !) en buvant de la Kro, c’est le summum de la gastronomie.

Le cœur en fête, le pas léger, les chemins à nouveau se séparent pour bientôt se retrouver. L’impertinence frivole a fissuré la carapace professionnelle. La bonne humeur s’instille dans les petits riens, allégeant les tâches qui coulent en cascade.

Cette année pourrait très bien être plaisante.