Cycle urbain

Le printemps explose en une nuée de papillons à la vue d’une chemise entrouverte sur un torse artistiquement velu, d’un rouge à lèvres éclatant qui souligne la moindre moue, de l’attitude nonchalante d’un jeune quadra propre sur lui, de la jupe légère de ma voisine de métro. Les regards fatigués tentent de pétiller ; l’envie de contacts devient tangible.

Le printemps revient et avec lui l’ébahissement naïf devant une jolie frimousse aux yeux verts, l’ivresse quand me parvient à la faveur d’une heure de pointe l’arôme délicat d’un gel douche au creux du cou, le chatouillis d’une mèche de cheveux sur la joue. La météo a beau faire grise mine, les hormones ne se trompent pas : l’heure des amours est bien là et avec lui le sternum qui se bloque et s’allège au gré des rencontres fugaces.

Avant que l’été sous terre n’impose à tous la promiscuité, les aisselles en sueur et les peaux moites, il est temps de profiter des quelques semaines de ventres palpitants et d’échines délicatement hérissées.

Les mots bleus

L’espace de trois pas dans ma journée, je vous croise et vous regarde franchement. J’espère de tout mon être que les mots coulent directement de mes pupilles aux vôtres, sans passer par le langage que je ne prends pas souvent le temps de dérouler. Entre deux battements de cils, je vous crie muettement “Vous existez ! Mesdames, Messieurs, vous existez. Je vous vois, je vous salue du coin de l’œil. Voyez, vous existez”. J’espère que vous arrivez à ne pas l’oublier. Parfois je me pose la question quand je vous vois vous recroqueviller, tenter de vous invisibiliser pour passer entre les gouttes d’indifférence qui vous aspergent à chaque crue de la marée humaine.

Alors quand je vous donne un “Bonjour Monsieur” ou un “Bonne journée Madame”, j’espère présomptueusement vous ajouter une couche de consistance. Avant que vous ne désexistiez aux yeux du monde, que vous ne perdiez votre reflet dans le miroir. Vous existez, n’en doutez pas. Et il y a encore des adultes qui ont des yeux, directs descendants de ces enfants qu’on tire par la main pour leur apprendre à ne plus vous voir. Ça ne vous nourrira pas ce soir, mais qui sait, peut être que ça vous réchauffera l’espace d’une seconde dans votre longue journée…

Casse-noisette

bulle savon

Montparnasse, 7h45. Le ballet a déjà commencé, mais s’est-il seulement arrêté ?

Mouvements chronométrés, chorégraphiés, précision d’horloger. Quand chaque passant devient figurant, le ballet s’emballe. Le sixième sens guide les pas. Conscience de soi, conscience des autres, chacun dans sa bulle.

Les bulles parfois se frôlent. Secondes en suspens : vont-elles rebondir, se déformer, éclater ? Les personnes dans ces bulles vont-elles s’effleurer, se collisionner, se rencontrer, se regarder, se mélanger ?

Que se passe-t-il quand la bulle pour un instant s’estompe ? Ou quand elle s’opacifie, gelée par le froid de l’âme qui engourdit les sens ? Ou alors quand deux bulles distantes, le temps d’un regard prolongé, s’aspirent et fusionnent ? Le reste du monde, les autres bulles sont elles automatiquement agglomérées ou disparaissent-elles dans les limbes de la conscience ?

Perdue dans mes pensées inspirées par le ballet dont je suis danseuse à contre-cœur, j’exécute à coup de réflexes pas de côté, changements de rythme et mouvements d’ensemble.

Un jour, quand j’aurai le temps, je regarderai de bout en bout le spectacle de la gare en heure de pointe.

Pile ou face ?

Fébrilité. Anticiper cent fois l’action. Actualiser en rafales. Rien de neuf. Évidemment. Se changer les idées une petite heure. Revenir en cinq minutes. Actualiser, encore. Et encore. Maladif. Frénétique. Pendant que les doigts pressent compulsivement les touches, le cortex s’affole en imaginant la liste enfin affichée. Survoler rapidement les noms, se chercher. Deux scénarios alternent alors à la vitesse du cœur qui s’emballe.

Boum. Le nom n’est pas là. Devenir blanche tellement le sang en oublie de circuler.

Boum. S’apercevoir.

Boum. Se chercher. Encore. Scrupuleusement.

Boum. Lire avec délectation les sigles familiers.

Boum. Actualiser, au cas où.

Boum. Le futur défile à vive allure, joie, fête, champagne. Déménagement et déjà rentrée des classes, en un clin d’œil, la retraite est là.

Boum. Rater quelques battements. Une erreur, c’est une erreur. Ça ne peut être qu’une erreur.

Pas le temps de s’attacher à un script, pas le temps de le détailler, déjà l’autre se sur-imprime en zapping fou. Actualiser. Regarder l’heure. Ce ne sera pas pour aujourd’hui. Recommencer demain, alors.

Chronique du grand monde des grands

Tu sors pour quelques dizaines de minutes, une formalité administrative dont tu sais à l’avance que ce sera très administratif mais un peu plus qu’une simple formalité. Ça fait deux mois que tu attends que Pôle Emploi te rende ton dossier que de toutes façons c’est pas eux qui te paient mais ça passe par eux quand même. Deux mois que tu attends de l’avoir pour le donner à la fac -ton ex-employeur du public-, qui va prendre autant de temps pour finir par te payer ton chômage, et qu’à la fin tu seras payée tout d’un coup mais t’auras eu le temps d’être à la retraite. Et là, ils te renvoient ton dossier mais en fait il manque -encore- une pièce, ce qui relance la machine pour un bon mois (mais tu ne le sauras que plus tard, là tu crois encore qu’en y allant en personne ça peut accélérer les choses -oui, d’accord tu es naïve-). Bref. Il fait plutôt beau, avec un petit vent froid. Si t’étais n’importe où ailleurs, les couleurs d’automne seraient superbes, mais en région parisienne, entourées de béton, elles sont aussi tristes qu’un orang-outang en vitrine au jardin des plantes. Mais bon, comme tu prends l’air inopinément (t’es quand même censée bosser et cette balade au Pôle Emploi -que tu continues à appeler ANPE, comme une vieille que tu seras bientôt- a des allures de récré), tu profites du soleil édulcoré et de la fraicheur sur tes joues.

Sur ton trottoir, devant des sapins sur un socle de bois, qu’ont l’air perdus devant le Liddl, tu t’apprêtes à croiser une classe collégiens (qui vient d’en face), et un couple de petits vieux (qui arrive perpendiculairement, ça c’est pour être précise mais au final on s’en fout, ça servira pas pour la suite). Les collégiens sont très collégiens (quoiqu’ils aient l’air de marcher en rang par deux -voire trois ou quatre, mais c’est pas encore un troupeau, le collège doit vraiment pas être loin). Ils font plein de bruit pour se prouver qu’ils sont jeunes et cons vivants, ils chahutent, ils apostrophent les passants, sûrs d’être en supériorité numérique -et surtout, phonique. Le couple de vieux a vraiment l’air très très vieux. Du genre qui se tient par la main pour pas se perdre, pour garder l’équilibre ou parce que ça pèle un peu, ce petit vent froid. Ils ont les cheveux plus blancs que blancs, on dirait qu’ils ont échangé leur flacon de Dop contre un baril du nouvel Omo et ils essaient de se tenir bien droit dans leurs vestes à carreaux, avec plus ou moins de succès selon d’où vient le vent.

Bref, ça crie à qui mieux mieux en face, ça chuchote et ça chevrote à ta gauche. Et là, à un moment où tu t’y attends pas du tout (en fait tu te demandes comment passer sans te faire écrabouiller les pieds par les turbulents qui commencent à sauter dans tous les coins et en évitant si possible de déséquilibrer les anciens par un trop fort courant d’air), v’là le petit vieux qui sort la main qu’il avait dans sa poche -l’autre tient encore sa compagne-, qui l’agite bien haut en s’époumonant sur l’air que sont en train de scander les mioches. Instant de grâce, tout le monde a la banane ; les gueulards heureux comme tout de voir qu’on peut vieillir et rester fou ; les post-ados chargés de tenir leurs fauves qui ont gagné dix secondes de sourdine amusée ; le ptit vieux peroxydé que tu jurerais qu’il va faire un entrechat -cane d’un côté, Mamie de l’autre, ça doit être jouable, tu te retourneras pour vérifier. Et toi, surtout. Toi qui as sorti les pieds de sous ta couette et la tête de tes bouquins pour un tour dans le grand monde de grands, qui t’a réservé une belle surprise aujourd’hui.
Bon, après dix minutes à Pôle Emploi, c’est retombé, faut quand même pas déconner, ça peut pas durer toujours les yeux pétillants et le cœur léger. C’est pas plus fort que l’Administration, ça se saurait sinon. Mais tu regardes quand même au retour s’il reste pas un sourire de vieux et une guirlande de rires de minots accrochés à un sapin devant le Liddl. Et tu clignes même pas des yeux quand le soleil d’automne te fait comprendre à grand renfort de lumière dorée en pleine gueule que si, même à Paris, la vie ça peut être joli aussi.