Jim

Oh non, pas la voiture, encore… Je commence par quoi, déjà ? On est… jeudi ? La navette à l’aéroport, encore, pfffff… Et vas-y que ça va s’enchaîner, et les valises à porter, et les clients en jet-lag qui décrochent pas un mot…. Tiens, j’ai mal au dos, mais en bas, aux lombaires, pas à la nuque comme d’habitude. Si ça passe pas d’ici ce soir, faut que je demande à Annie de prendre rendez-vous chez le kiné, je peux pas laisser ça traîner. Il me reste combien de temps encore ? Mettons que je parte à soixante-cinq, en vendant la licence cent cinquante mille, je peux avoir un truc correct pendant quinze ans. Si je fais de vieux os, je finirai pauvre. Bah, quatre vingts ans, c’est loin… J’ai cinquante sept, ah non, cinquante huit, c’est vrai. J’oubliais. Jusqu’à soixante cinq, il me reste sept ans. Ça vaut plus vraiment le coup d’investir dans les voitures autonomes. Z’auraient pu sortir ça plus tôt. C’est les autres qui vont en profiter, pour ma pomme c’est trop tard. Qu’est-ce qui t’a pris aussi d’accepter la licence de Papa ? T’as jamais aimé conduire, et parce que le vieux t’a fait promettre sur son lit de mort, tu laisses tomber l’écriture et tu sillonnes la ville pour ceux qui se paient le luxe de ne pas avoir de voiture. T’as renoncé bien facilement, non ? Un bon prétexte, hein, la promesse au paternel ? Tu voulais quoi ? Que je lui dise que je voulais pas de son héritage, qu’il avait trimé comme un chien toute sa vie pour avoir quelque chose à me transmettre, pas comme ses parents à lui, et moi j’allais juste lui cracher à la gueule que je déteste conduire et qu’il avait fait tout ça pour rien ? Non, moi je dis juste que tu pouvais faire les deux. Conduire et écrire. Surtout qu’avec ce qu’on voit et ce qu’on entend dans un taxi, y a matière à faire de beaux romans. Ça va, ça va, on arrête là, avec les pensées négatives. Comment elle dit, Annie, déjà ? Sois bienveillant avec toi-même. Parle toi comme tu parlerais à un ami. Et à un ami, on lui balance pas comme ça qu’il a pas le courage de ses ambitions. À un ami, on lui dit qu’il aura bientôt le temps, d’ici sept ans par exemple, de ressortir ses stylos pour s’évader un peu. On lui dit qu’il peut être fier de lui, l’ami, d’avoir tenu la promesse faite au père, parce que ça a pas toujours été facile avec le vieux. Deux bonhommes qui savent pas se dire qu’ils s’aiment. Le taxi, c’est ça. C’est le Je t’aime du père. Alors on accepte l’amour et on l’intègre à sa vie. C’est vrai Papa, j’ai pas toujours été un bon fils. J’ai pas fait comme tu voulais, moi. T’as jamais eu de petits-enfants et tu l’as pris comme un rejet. Comme si je voulais pas devenir toi. Mais j’t’aimais, Papa. C’est vrai que je l’aimais, le père. Une admiration de gamin pour ce grand taiseux. Tellement d’admiration que je voulais pas me mesurer à lui. Mais quand il est mort, il fallait bien que quelqu’un le poursuive, il pouvait pas s’arrêter comme ça, non ? Et puis, on a beau dire, ça paie bien, taxi. Bon, c’est pas tout, ça, faut y aller. Aïe. Mon dos.

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