L’effleureur

Je suis penché au-dessus de ma cible, dans sa chambre au beau milieu de la nuit. Grâce au clair de lune qui pointe entre les persiennes, je distingue une mèche de cheveux en travers de sa joue. Elle dort à poings fermés. Juliette Rubis.

Son nom a été tatoué dans ma paume pendant mon sommeil, entrelacé aux noms de mes contrats précédents. Il ne m’a fallu que peu de temps pour la trouver. Un tremblement dans l’air à l’évocation de son nom, quelques lignes à suivre sur la partition du temps et je visualisais sa demeure. Y pénétrer était un jeu d’enfant. Je ferme les yeux et partage à nouveau les souvenirs fugaces de mon commanditaire. Quelques flashs de lumière qui s’accrochent dans ses yeux clairs. Un demi de bière partagé un soir d’été. Sa jupe qui tremble dans la brise et se colle à ses cuisses. Un swing enchanteur sur le pavé humide, yeux dans les yeux, sourires aux lèvres, mains connectées, pas qui s’accordent sans y penser sur une musique très lente jouée par un orchestre de rue. Rien de plus, tout est là.

Juliette repose, détendue, innocente, juste sous mes doigts. Je souffle imperceptiblement de la poussière d’or sur ses paupières, elles se scellent davantage tandis que sa bouche s’entrouvre, porte entre nos deux univers. J’ai quelques minutes devant moi, si elle se réveille pendant que je travaille, je resterai prisonnier de ses rêves. Je me concentre, inspire profondément et pose le bout de mes doigts sur le front la jeune femme endormie. J’effleure son visage, suis la courbure de la joue jusqu’au menton. Mes mains courent sur sa nuque, son épaule gauche, sans provoquer le moindre frisson. Je n’existe pas pour elle. Me voilà prêt à plonger. Je cale mon souffle sur le sien, je place délicatement ma main sur son poignet et je me laisse emporter par son inspiration. Je suis englouti dans son rêve, où j’ai, je le sais,  l’apparence de mon employeur : un trentenaire châtain, de taille et corpulence moyennes, sans intérêt particulier hormis son émoi pour Juliette, et la fortune qu’il est prêt à payer pour lui inspirer des sentiments réciproques.

En attendant de prendre mes marques, je me cache dans un recoin. Il ne s’agit pas de compromettre l’apparence de mon patron du mauvais côté d’un cauchemar ou dans un rêve insignifiant où son visage resterait aussi médiocre qu’il ne l’est actuellement.

Autour de moi, l’air est gris, les arbres sont ternes, les nuages tellement bas que je n’y vois pas à trois mètres. Je cherche la trace de Juliette, sachant que, comme elle ne peut avoir conscience d’elle-même dans son rêve, je ne pourrai jamais la voir, seulement approcher cet espace qu’elle croit occuper. En marchant lentement, je distingue une zone plus dense, plus sombre et agitée que ce qui m’entoure actuellement. La lumineuse Juliette qui plaît tant à mon commanditaire se ressent donc comme un concentré de noirceur. Intéressant. Je me dirige allègrement vers cette zone, tout sourire et en sautillant. Je fredonne l’air du générique des triplettes de Belleville tandis que le ciel devient carrément orageux. Je fais mine d’ouvrir un parapluie en dansant, celui-ci m’emporte en tourbillons jusqu’au cœur du nuage tandis que le ciel crache enfin ses nuées détrempées tout autour de moi.

Au cœur du grain, je cherche Juliette. Je chante Minor Swing à tue-tête pour m’entourer d’énergie positive. Je perçois une brisure sous un nuage, une faille vers laquelle toute la pluie converge. D’un pas bien plus assuré que je ne le suis, je danse dans cette direction, complètement trempé mais sourire éclatant sur le museau. Je ralentis avant de tomber dans ce que je pense être Juliette. Mon parapluie m’aide à nouveau à me transporter façon Jet-Pack, je tourne à toute allure autour des turbulences jusqu’à les contenir toutes. Je ralentis imperceptiblement, essayant de me resynchroniser sur le rythme de la respiration de Juliette que j’ai gardé en mémoire.

La faille rétrécit petit à petit tandis qu’une pelouse emplie de boutons d’or pousse à vitesse grand V. La pluie se change en crachin qui laisse enfin sa place à un arc en ciel dans une lumière gris électrique. Je me pose en bordure du petit carré d’herbe moelleuse. Je pose un genou au sol et tends la main vers une fleur plus ouverte que les autres. Je ne la cueille surtout pas, je l’effleure simplement du bout de l’index en soufflant un baiser au passage, mes yeux bien plantés là où la tempête faisait rage à peine un instant plus tôt. Un de ses pétales tressaille, je me rends compte que le temps file. Je murmure un “à très vite” avant de m’éclipser en marche arrière, puis de devenir flou et de ressortir de son rêve. Elle a finalement bien bougé pendant son sommeil, le souffle qui me libère ricoche sur son oreiller. Tandis que je reprends consistance, elle agite les paupières. Je dois la frôler une dernière fois pour marquer sa mémoire de l’image de son admirateur. Je passe derrière elle, prêt à me glisser par l’interstice des volets et rejoindre la lune qui se couche. Je dépose mon pouce entre ses omoplates, griffe très légèrement sa colonne vertébrale pour récupérer les infimes cellules qui prouveront la bonne exécution de mon contrat. Elle ouvre les yeux à ce moment-là, se tourne vivement mais n’aperçoit que mon ombre, qu’elle confond avec une chouette planant devant sa fenêtre.

Dans ma paume, les lettres de son nom se réarrangent en un tourbillon stylisé au pied duquel se trouve une fleur flottant au-dessus d’une double-croche. Mission accomplie, je repars avec ce fragment d’âme.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *