On s’était dit rendez-vous…

Aujourd’hui, comme une fleur, arrive le grand jour. Celui que j’aurais aimé oublier, mais que, par égard pour une partie de moi qui se fait une haute opinion d’elle même, je n’ai pu me résoudre à ignorer.

Ainsi donc je me réveille spontanément, avant toute aide électronique et prêt à affronter mon fameux rendez-vous. Celui que sur un coup de tête j’avais pris voilà dix ans. Pour faire un peu comme tout le monde, c’était dans l’air du temps. J’ai beau me trouver des excuses pour me défiler, j’ai l’intime conviction que lui sera là. À l’heure, attendant de pied ferme et enthousiaste ce grand moment.

Alors je me prépare avec soin. Enfin, ce que j’imagine du soin. Pas trop chic, je ne veux pas le dominer. Pas trop décontracté, je veux qu’il voie que je suis devenu quelqu’un. Qu’il comprenne que je me soucie de lui, malgré ces dix ans envolés sans trop trop penser à lui. Je m’habille et me change avec l’appréhension d’une jeune première le soir de son bal de promo. Qu’est-ce qu’il va bien penser de moi après tout ce temps?

Finalement, cinq minutes avant d’être en retard, je choisis un jean, des chaussures de ville, une chemise pas repassée, qui me donnent l’air cool, sympa et sérieux quand même. Un peu stressé, un peu pressé, je me rends d’un pas que j’espère nonchalant jusqu’au lieu de rendez-vous. Lorsque je descends au deuxième sous-sol de l’immeuble de ma mère, je commence à penser que la chemise n’était pas de mise. Trop tard, et tant pis. Alors que mes yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité et que j’essaie de trouver une contenance, je vois qu’il est déjà là. Assis sur le vieux fauteuil en osier dans un coin de la cave. Tellement fidèle à lui même avec son sourire narquois se déguisant en timidité… Quel coup de vieux je prends d’un coup !

Ainsi donc, c’est l’heure d’un premier bilan, et mon juge est assis là, inquisiteur comme savent l’être les jeunes de quinze ans. Exigeant la preuve de ma loyauté envers lui de ses yeux graves d’idéaliste. Je vois à son regard que j’ai changé, moi. Je ne sais pas s’il apprécie ou pas, mais il a mis un temps avant de me reconnaître. Son visage s’éclaire un peu, il a l’air d’aimer ce qu’il voit. Je me sens nerveux d’un coup, je ne voudrais pas le décevoir.

Alors qu’il me dit bonjour, je me rappelle sa voix, les moqueries qu’il subissait à cause de cette voix si fluette dans son corps déjà trop grand. Nostalgie, tristesse, regrets. Je lui fais un sourire pour cacher tout ça, j’ai envie de lui dire de ne pas s’inquiéter, que tout ça va passer. Après tout, c’est bien pour ça que je suis là, non? Je lui lance un “salut bonhomme !”, le voit grimacer, je lui sers la main plus sérieusement, comme à l’adulte qu’il est en train de devenir. Il me dévisage, attend quelque chose de moi.

J’évite de me dégonfler comme une baudruche et je lui demande s’il a toujours autant envie de cette rencontre qu’il y a dix ans, ou s’il souhaite garder ses illusions, sa vie parfaite et tellement dure d’adolescent. Il veut poursuivre à tout prix, surtout depuis que je suis là. Il a hâte de me connaître, et tant pis pour les déceptions à venir, il a l’habitude.

Je le trouve bien blasé pour son âge et le lui dis. Il rigole et me dit que j’ai la mémoire courte. J’essaie de remonter un peu le temps, et je ris aussi, bêtement, brièvement. J’avais oublié, c’est vrai. Je commence à me sentir presque à l’aise, je me retrouve un peu. Lui devient curieux. Qu’est-ce qu’il m’est arrivé toutes ces années? Est-ce que je suis content de ma vie? Est-ce que j’en ai bavé? Est-ce que je me souviens de mon groupe préféré d’il y a dix ans? De la bande de potes que nous avions alors? Est-ce que j’ai des nouvelles de certains d’entre eux?

Sans hésiter, je comprends que ce sont surtout ces dernières questions qui l’intéressent. Sans me tromper, je lui réponds que mon groupe favori, il y a onze ans et pendant une année entière c’était Nirvana, détrôné l’an suivant par Noir Désir. Je le laisse apprécier la performance, le temps de trouver une manière délicate de lui apprendre que la bande s’est désintégrée juste après la mort accidentelle de mon meilleur ami, il y a sept ans. Ombre sur le visage, je ne trouve pas mes mots. Alors je ne dis rien, est-ce qu’il a besoin de le savoir, après tout?

J’évoque avec lui quelques souvenirs, les petites manies des uns et des autres. Ça me fait un bien fou. Même si j’ai quelques flous, c’est vrai. Certains passages effacés de ma mémoire sans avoir la moindre idée du mécanisme de tri entre le détail inoubliable et l’éphémère anecdote. Lui non plus ne comprend pas comment j’ai pu passer à côté de moments aussi importants, mais il ne s’en formalise pas. Il a hâte de passer à la suite, l’interrogatoire en règle.

La boule dans mon ventre revient, au fur et à mesure que je vois l’espoir dans ses yeux. Il ne me demande pas si j’ai un travail, si j’ai une femme ou un enfant. Il ne me demande pas où j’habite ni ce que j’ai voté aux dernières élections. Non, rien de tout cela. La question qu’il me pose, dix ans après, c’est si j’ai finalement monté le groupe de rock comme on l’avait projeté, et si je joue encore de la batterie.

Un coup de poing dans le ventre qui se déguise difficilement en sourire contrit. Oui, j’ai continué la batterie, j’ai joué dans un groupe de mes dix-sept à mes dix-neuf ans. Et puis j’ai tout arrêté en arrivant à la fac, parce que mes nouveaux amis trouvaient ça puéril et qu’ils fréquentaient les cercles littéraires de la ville. Je maquille ce triste constat, parle de temps qui m’a manqué et d’intérêts qui ont changé. Il n’entend qu’une chose : j’ai réalisé, même pour un court instant, mon rêve d’adolescent. Ah. Bien. Si ça lui va, après tout. Oui, je suppose que c’est bien alors.

Sans vouloir trop lui en dire, je lui parle des doutes que j’ai pu avoir en grandissant, et puis du moment où j’ai découvert ma vocation. Je survole les concessions, pas la peine de s’appesantir dessus. Je ne dresse pas non plus un tableau pastel de ces dix dernières années. J’ai eu de tout, des joies, de la peine, pas mal quand même, comme tout le monde.

Quand on se quitte, à court de mots, il a l’air satisfait. Pas complètement ravi de tout ce qu’il a entendu, mais globalement satisfait. Quelque part je sais qu’il ne croit que ce qu’il veut, il pense qu’il pourra toujours faire ce qu’il veut, lui. Ce que j’ai fait de ma vie ne le concerne pas. Il a toujours sa rage de vivre, son arrogance, son optimisme. La certitude qu’il vit une vie terrible et que rien d’autre ne vaut la peine que de la vivre à fond. Le hurlement en acouphène de ses émotions, ses sensations. Le bruissement du monde qui glisse sur lui sans le perturber. Pour l’instant.

Pour ma part, je rentre chez moi à pieds, pas le courage d’affronter les transports en communs, et j’ai vraiment besoin de marcher. Ainsi donc il est satisfait de cet intermède, cette pause dans nos vies pour nous retrouver comme ça hors du temps ? En marchant dans les rues, un peu au hasard maintenant, je ravale un sanglot et tente de dissiper le brouillard devant mes yeux.

J’aurais pu m’estimer heureux que son jugement ne soit pas plus sévère. Mais quelque part, je n’arrive pas à comprendre qu’il se contente de ça. Je crois que je l’ai un peu idéalisé, avec mes yeux d’adulte, en fin de compte. Mais j’avais presque envie qu’il me secoue, me demande où étaient passés mes rêves, mes ambitions, mes coups d’éclat. J’aurais pu me justifier, lui expliquer que la vie n’est pas si simple, que j’ai dû faire des choix, qu’il a fallu grandir, que… J’aurais pu lui exposer et mes regrets et mes solutions bricolées à la hâte pour ne pas me noyer dans le temps qui m’emporte. On aurait parlé ensemble, cherché une meilleure orientation pour la suite, comme de bonnes résolutions mais que j’aurais vraiment envie de tenir. Comme une promesse.

Je me sens tellement las. À peine vingt-cinq ans, mais tant de choses que je pensais m’être promises, que je n’ai pas faites et qui semblent pourtant couler de source. Comme s’il savait déjà à cette époque que tout n’était qu’un rêve que je ne chercherais pas à atteindre. Goût de fiel dans la bouche. Trop d’amertume pour un seul jour.

Je rentre chez moi, le soleil se lève. Je réalise que cette fois-ci, nous ne nous sommes pas donné rendez-vous dix ans plus tard. Tant mieux, la confrontation n’était pas si plaisante, et j’ai peur que ce soit pire dans dix ans, pour lui ou pour moi. Et puis, c’est sympa d’avancer sur sa route, sans savoir à quoi s’attendre et sans regarder en arrière, non ?

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