Dernier avertissement

Le corps parle mais je ne l’écoute pas. Je ne l’écoute plus. Je n’écoute que ses encouragements, pas ses demandes de répit. Il chuchote, tant bien que mal. Le cerveau traduit, interprète, minimise. Le corps n’insiste pas. Il trouvera un autre moyen.

Les cernes ne suffisent pas. Les paupières collantes ne suffisent pas. Le teint cireux ne suffit pas. Les baîllements à répétition ne suffisent pas. La lassitude, les membres lourds et gourds ne suffisent pas. Les frissons de froid dans la tiédeur printanière ne suffisent pas. Les micro-siestes à n’importe quelle occasion sont devenues banales, elles n’ont rien d’inquiétant. Les petites étourderies au travail sont mises sur le compte de la charge mentale importante, tout à fait normale en cette période de l’année. Les immenses sourires irradiant du cœur m’aveuglent, masquent tous les signaux d’alarme. Le corps n’insiste pas. Il trouve un autre moyen.

Le bruit et les vibrations caractéristiques de la route me tirent brutalement de ma torpeur dans l’habitacle chauffé par le soleil de début d’après-midi. Les yeux subitement grands ouverts m’informent que la voiture chevauche la ligne de rive à ma droite. L’écart se réduit avec la glissière de sécurité. Décharge d’adrénaline. Redressement du véhicule. Contrôles dans toutes les directions. La route est absolument déserte, tout va bien. Tous les sens aux aguets me ramènent à bon port en sécurité. Comme quand j’étais môme, j’ai rentré in extremis tous mes chevaux à l’écurie. Camp. Perchée. Pouce. Il ne peut plus rien m’arriver d’affreux maintenant.

Terreur rétroactive. Contrecoup. Je m’endors comme une masse aussitôt posée sur le moelleux d’un canapé. Le réveil est difficile, le reflux de l’adrénaline me laisse vidée de toute énergie. Les jambes refusent de me porter. Les bras sont cotonneux. La tête peut bien réfléchir à toute la masse de travail, trier l’urgent de l’important, le corps ne coopère plus.

Alors je dors et lui promets de ne plus jamais le mettre en sourdine. Le reste devra attendre.

Les yeux fermés, le cœur ouvert

Mes yeux plantés dans les tiens, la gorge serrée, je te parle. Les mots s’écoulent lentement, difficilement. Chacun d’eux est comme un aiguillon planté dans ton cœur. Malgré la peine que je te fais, tes yeux noyés de larmes et pourtant si clairs me permettent de poursuivre. De lancer les mots-poignards avant qu’ils ne deviennent mots-poisons. Et seule la certitude que tu pourras les contrer, que tu sauras cicatriser, me donne la force de continuer la purge, de combler le fossé creusé par l’érosion au fil des années.

La confiance, c’est de m’abandonner dans tes bras, yeux fermés, et de te laisser chambouler mon équilibre sans chercher à me retenir,

La confiance, c’est à la fois te suivre et te guider, sans savoir où on va,

La confiance, c’est te laisser faire les choses à ta manière, me reposer sur toi,

La confiance, c’est fermer mes yeux dans la pénombre et les pièges d’un mardi soir et être sûre qu’il ne m’arrivera rien de fâcheux,

La confiance, c’est mes doigts à deux centimètres de tes aisselles ou du creux de ton aine, et ne pas te chatouiller,

La confiance, c’est m’enivrer à tes côtés, parler sans filtre, rire trop fort et toujours compter sur toi pour prendre soin de moi,

La confiance, c’est te dire mes blessures et mes espoirs, mes fêlures et la poussière d’or qui pourrait les embellir,

La confiance, c’est me montrer, l’âme nue, sans artifice, sans maquillage, et avoir la certitude que tu m’accueilleras toute entière, peu importe ce que tu découvriras,

La confiance, c’est enfin de savoir que tu peux tout entendre, que je n’ai pas à me cacher de toi, aussi douloureux que soient mes mots à tes oreilles et à ton cœur…

L’équilibriste

Je suis née un matin de février, debout sur un fil au milieu des étoiles qui déjà pâlissaient. Sous mes pieds malhabiles, un fil. Et sous ce fil, le vide. Abyssal, tumultueux, vertigineux. Une vue magnifique pour mes yeux tout neufs. Un gouffre miniature dans le cœur à l’idée de basculer. J’ai grandi en virevoltant sur mon fil. En un éternel et unique mouvement pour me porter et m’équilibrer. Se figer, à cette hauteur, c’est déjà presque mourir.

Avec le temps est venue l’expérience, puis l’aisance. Une connaissance intime des courants aériens, une analyse en continu des variations de la tension du fil, une lecture très fine de l’hygrométrie en altitude en lien avec l’adhérence de l’acier. J’ai tout appris avec un droit à l’erreur minimaliste. Quelques terreurs glacées, de nombreux battements de cœur manqués, mais j’ai toujours su garder le fil. À présent, je papillonne et pirouette sans cesse. Marcher ne me suffit plus, le rêve de voler m’obsède mais je n’ose faire le pas de côté pour le réaliser. Alors j’enchaîne les cabrioles en bord de ciel, souvent les yeux fermés, je change de rythme, je danse ma vie sur mon fil.

Depuis aujourd’hui, je sens des anomalies dans la trame de mon fil. Il me semble mouvant, il se tortille, il glisse. Il semble même s’effilocher par endroits. Toujours courant, bondissant, je m’adapte à ces nouvelles informations. Jusqu’à apercevoir au loin un spectacle sidérant. Je suis arrivée à un bout de mon fil, tranché net. Affolée pour la première fois depuis longtemps, je fais demi tour et remonte le fil jusqu’à oublier cette vision de cauchemar. Si je cours assez vite, il me reste probablement quelques années avant que le fil ne s’affaisse de lui même, ou que j’arrive à son autre extrémité. En attendant, j’ai encore de belles acrobaties à tester, perchée en équilibre sur mon fil.

Le voleur de mots

Nuit après nuit, tu m’invites dans ton esprit. Je devine tes maux, j’apaise tes angoisses, je stimule ton cortex, j’aiguise ta vivacité, et je vole tes mots. En cascades, à gros bouillons ou en filets plus ténus, tu me confies de ton plein gré les mots légers ou les mots graves, les mots tordus, les mots de jeux, les mots associés, les mots fatigués, les mots filtrés, les mots d’identité, les mots passés, les mots d’espoirs, les mots réponse, les mots nouveaux, les mots joyeux, les mots tristesse, les mots cicatrisés, les mots tus, les mots à venir.

Jusque dans tes rêves, tes pensées s’orientent vers moi, telles un millier de boussoles éparpillées mais pointant toutes vers le nord. Je te laisse asséchée, tarie : tu n’as plus de mots à offrir, je capte la moindre syllabe qui s’apprête à devenir consciente, je canalise le courant de ton imagination. Après moi, il ne restera de toi qu’une jachère, où pousseront, incohérentes, brutes, discordantes, des lettres que tu ne sauras plus assembler. Qu’une immense plaine où, sans mot parasite pour donner corps à des concepts abstraits, tu atteindras la plénitude. Quand j’aurai volé tous tes mots, je serai ton nirvana.

Le présent de Cordélia

Quand Cordelia a compris, vers l’âge de 35 ans, qu’elle ne vieillissait pas au même rythme que ses voisins et qu’elle vivrait probablement multicentenaire, elle se mit en tête d’apprivoiser les humains. De ne pas seulement les côtoyer, les étudier ou traverser fugacement leurs vies, mais de se lier profondément à eux, de trouver les codes lui permettant d’ouvrir leurs cœurs et leurs âmes.

Comme elle disposait de temps à ne plus savoir qu’en faire, elle le leur offrit. Quelques secondes par-ci par-là. Puis des minutes, des heures entières à leur insu. Plus elle passait de temps en leur compagnie, plus ils disposaient de temps de qualité, d’un temps de vie dense, leurs compteurs regonflés par sa simple présence.

Près de Cordélia, les humains sentaient bien, sans se l’expliquer, que le temps semblait ralentir, qu’ils s’ancraient enfin dans un présent étirable à l’envi. Ils répétaient souvent qu’ils ne voyaient pas le temps passer et recherchaient avidement cette plénitude, cette qualité d’être qu’elle leur permettait d’expérimenter. Chaque humain à qui elle se liait devenait une meilleure version de lui-même, comme en pause dans le tourbillon effréné de sa courte existence.

Et Cordélia dans tout ça ? De liens en liens, d’amours en amitiés, de découvertes en partages, elle bâtissait des îlots de sérénité. Même si elle allait au-devant de peines immenses au moment inévitable des adieux, ces liens tissés entre chacun de ces humains et elle lui permettaient de se tenir droite, d’égrener toute la solitude d’une vie en chapelets de perles plus supportables. De vivre, intensément et à son rythme, sur la longue route qui s’étirait devant elle.