Les cendres au vent

Ils sont assemblés sur le flanc de la montagne, afin de rendre un dernier hommage à leur mari, père ou ami. Tous de noir vêtus, ils se recueillent devant l’urne contenant ses cendres, avant d’accomplir ses dernières volontés. Amoureux de la montagne, emprisonné dans un hôpital en ville depuis sa maladie, Richard a toujours souhaité que ses restes soient dispersés un jour de grand vent en haut du Lancebranlette. Alors ses proches ont entrepris l’ascension pour lui, l’urne dans un sac de randonnée, et s’apprêtent maintenant à disperser ses cendres au vent. Ils font bien attention à se mettre dos au vent, puis l’aîné de ses fils monte tout en haut du pic avec les cendres de son père. D’un large mouvement, il lance son père vers sa dernière demeure.

L’assemblée regarde, la larme à l’œil, le nuage de Richard s’envoler. Puis ils voient avec horreur les deux deltaplanes traverser le nuage de cendres. Ceux qui ont la meilleure vue, la meilleure ouïe parviennent à entendre ou voir les deux hommes tousser et cracher. Entre deux sanglots, des regards complices s’échangent. Ca, c’est sûr, ça l’aurait bien fait rire.

Elle est où la poulette?

Foxy est arrivé, après avoir suivi la piste olfactive pendant quarante minutes, à la ferme. Il sent que de bonnes choses sont là pour lui, et ne sent pas d’odeur de chien. D’homme, oui, de chien, non. Mais Foxy n’a pas peur des hommes. Il est tellement excité par l’odeur de la volaille et du bétail qu’il a du mal à se concentrer et ne pas se précipiter tête baissée vers son garde-manger. Pour se remettre de ses émotions et échafauder un plan, il se couche sur l’herbe humide. Bon, il est bien arrivé à la ferme, mais il doit encore décider de deux choses : « Que va-t’il manger ? » et « Où trouver cette nourriture exactement ? ». Foxy se souvient du goût des lapins, des poules, et même d’un chevreau. Mais les chèvres sont trop grosses pour lui seul, et les lapins, ma foi, il peut en trouver ailleurs qu’à la ferme. Non, ce qui l’attire vraiment dans les fermes, ce sont les poules, qui courent partout quand on les chasse, qui sont absolument délicieuses et qui font des œufs pour se régaler si on n’arrive pas à les attraper.

Et donc, la deuxième question s’insinue dans son esprit, enfin, surtout dans son corps… « Elle est où la poulette ? » Il sent bien que cette ferme contient des poules, mais où sont les poules ? Alors, la truffe au sol, il cherche, il cherche, avec une seule pensée en tête : elle est où la poulette, elle est où la poulette ? Et lorsqu’il trouve enfin le poulailler, il ne se sent plus de joie. Par un trou sous le grillage (probablement creusé par un autre renard) il se glisse dans le lieu du crime, et c’est aussitôt la folie. Ca caquète à n’en plus finir, ça court dans tous les sens, il sent la folie meurtrière le gagner et alors rien n’a plus de sens pour lui que de chopper une poule, la tuer, lécher son sang et faire voler des plumes de partout. Très rigolo, les plumes qui volent au milieu de ce carnage.

Lorsque Foxy reprend un peu ses esprits, il est presque trop tard. Il sent l’homme qui arrive, accompagné d’un chien qu’il n’avait pas senti jusque là. Il se précipite à nouveau sous le grillage, le ventre pas si plein mais le museau plein de bon sang frais. Et lorsqu’il sent qu’il arrive à s’échapper, il court comme un dératé, vers de nouvelles aventures.

Teigneux comme un singe

Al est un petit singe qui n’a rien demandé à personne. Il a été élevé en cage, bien sûr, mais jusque là, il ne trouvait rien à redire à cette situation. Il a de la nourriture à disposition, de quoi grimper (dans tous les sens du terme) et quelques friandises de temps en temps. Il a bien remarqué que quelques anthropoïdes l’observaient depuis plusieurs semaines, venant tous les jours pendant de longs moments devant sa cage. Mais Al s’en moque, de manière générale, tant qu’ils ne l’empêchent pas de vivre sa vie.

Mais depuis quelques jours, Al n’est pas content. Il a toujours de quoi manger et s’amuser, mais il doit maintenant partager son temps avec cette espèce de grande saucisse disgracieuse. Un anthropoïde est venu déjà trois fois dans sa cage et essaie à chaque fois de jouer avec lui, ce qui ne le dérangerait pas s’il était au moins capable de grimper aux arbres et de s’y balancer. Mais avec des bras si courts  et ces espèces de pieds difformes, comme des sabots, l’anthropoïde est aussi agile qu’un hippopotame. Alors Al s’en désintéresse.

Mais l’homme s’acharne, et aujourd’hui, il essaie d’attraper Al. Bien sûr, il ruse, mais Al n’est pas dupe, ce n’est tout de même pas au jeune singe qu’on apprend à faire la grimace. Al attend patiemment en haut de son arbre reconstitué que l’homme s’en aille, et puis lui jette des bouts de bois qu’il arrache de la branche où il s’est assis. L’homme finit par partir. Al se souvient du contact de la paume froide de l’homme sur son bras, et réprime un mouvement de colère.

La nuit a passé, Al espère qu’il sera seul aujourd’hui. Mais l’homme revient, avec un deuxième spécimen de leur espèce hideuse. Al part immédiatement se cacher, il n’a plus envie de jouer avec ces êtres répugnants, imberbes mais avec une espèce de croûte rugueuse sur le corps. Son regard est attiré par un objet brillant, en forme de long tube noir. Tout de suite après, il ressent une violente piqûre/brûlure/morsure au niveau du bras. Al voit rouge puis gris, puis noir.

Quand il se réveille il est dans une nouvelle cage, plus petite, sombre et qui empeste l’humain. Il commence à appeler ses congénères, qu’il n’entend plus comme il en a l’habitude. Ses appels se muent en cris de détresse, personne ne lui répond, personne ne vient à lui. Al essaie de frapper de ses petits poings les murs en matière polie et froide de sa prison. Il veut rentrer chez lui. Et puis là, trois hommes, plus impressionnants que les autres entrent dans sa cellule. De vrais gorilles, ceux là. Deux d’entre eux l’attrapent, pendant que le troisième lui prend le bras pour y planter un pic. Al ressent la même douleur que la dernière fois, il hurle sa colère, sa frustration de ne pouvoir bouger, sa douleur, sa peur, son impuissance. Et puis subitement, les hommes disparaissent, le laissant seul avec sa peur et son incompréhension. Enfin, disparaissent, c’est vite dit. En réalité, Al sent qu’ils sont de l’autre côté de la cage, il se sent épié, scruté, mais ne voit pas ses agresseurs. Seulement une espèce de reflet de lui comme il en voit d’habitude en buvant dans des flaques d’eau. Et puis ça continue comme ça pendant des jours, même si au fil du temps Al s’est habitué à la douleur. Cela ne l’empêche évidemment pas de hurler dès qu’il entend les pas des hommes, et d’essayer à chaque fois de frapper ou mordre ses ravisseurs. Et puis, au fur et à mesure, Al ne se sent pas bien. Il a de moins en moins faim, sa peau le gratte, il se sent faible. Il a de moins en moins d’énergie, mais continue de montrer les dents dès qu’il voit un homme, quel qu’il soit. Lorsque Al se met à vomir, il ne comprend pas ce qui se passe, ce qui le met dans une rage folle. Il se jette contre les murs en essayant de fuir cet environnement qui le rend malade, qui le rend fou. A force de frapper, de hurler, Al s’abrutit et finit par sombrer dans le sommeil. Il entend dans le lointain les voix tant détestées qui semblent à la fois se rapprocher et s’éloigner de lui. Il tressaille quand il sent encore une fois l’écharde s’enfoncer dans son bras. Il s’endort plus profondément, pour ne plus se réveiller.

Au plus haut du sommet

On était partis en randonnée entre amis, une bande de joyeux lurons, pensant que cette semaine de vacances bien méritée nous décrasserait un peu. Et ce fut le cas ! D’abord enthousiastes, marchant ensemble, nous avons vite senti que la montagne allait nous demander tous nos efforts.

Le groupe n’a pas tardé à se scinder en sous-groupes en fonction de notre niveau. Les premiers, rapides et endurants, partaient en éclaireurs tandis que le gros du groupe marchait de manière régulière. Nous étions deux à fermer la marche, peinant lors des montées, des descentes, et essayant de rattraper notre retard sur le plat. Nous avions vite compris que parler cassait notre souffle, alors nous marchions juste en silence.

Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Le souffle se plaçait peu à peu sur ce rythme, ne laissant pas de place dans ma tête pour penser à autre chose. Surtout ne pas perdre la régularité. Surtout ne pas s’arrêter. Tenter de poursuivre, sans ralentir, sur ce rythme. Rétrécir les foulées mais ne pas s’arrêter. Entendre son souffle rauque, inquiétant, sentir le sang battre à mes tempes, essayer de tenir encore un peu, de suivre les conseils bienveillants m’assurant que ça passerait si je persévérais.  Et puis craquer, faire une pause pour reprendre son souffle, et tout recommencer. Se remettre en marche pour ne pas ralentir tout le groupe, qui finirait par m’attendre si j’étais vraiment trop à la traîne. Avoir l’impression d’être un boulet, d’être la seule à ne pas y arriver, croire que pour les autres, c’était plus simple. Juste parce que, seule avec mon effort, j’étais incapable de voir les autres.

Et puis arriver au sommet, s’offrir une pause tous ensemble, et profiter de paysages tellement purs, voir les montagnes immuables qui ne méritent d’être admirées que par quelqu’un qui se serait donné l’effort de monter. Partager l’eau, les fruits secs, quelques paroles, et cette vue qu’on a tendance à croire magique après tous ces efforts…

Se relever, toujours trop tôt, et reprendre la marche. Laisser son corps s’habituer peu à peu à travailler, ne plus penser aux jambes, au dos qui protestent. Se concentrer sur sa respiration, parce qu’au final, c’est la seule chose qui compte. Lorsque enfin le corps demande moins d’attentions, la tête peut se permettre de dériver. Quelques pensées se mettaient alors à vagabonder, réflexions décousues sans fil conducteur. C’est beau ce coin, mais si je m’arrête, je ne vais plus pouvoir repartir. J’espère que le chat ne s’ennuie pas trop sans nous. Je pense que d’ici deux heures on sera au sommet, mais bon sang, qu’est ce qu’il parait loin d’ici. Finalement, la vie, c’est marrant, un peu comme grimper une montagne, faut se concentrer sur nos objectifs pour se motiver. J’espère qu’il nous reste beaucoup de semoule, je meurs de faim. Un, deux, trois, quatre. Je crois que j’ai oublié de respirer quelque temps. J’aimerais bien que ça marche entre ma sœur et son nouveau copain, faudra que je l’appelle en rentrant. P***** de saletés de mouches, moustiques et insectes en tous genres, je ne suis pas une vache, alors foutez moi la paix ! Je voudrais bien boire, mais j’ai la flemme de m’arrêter pour prendre ma bouteille, faut que je rattrape le groupe pour chopper celle d’un autre… Ah, ils se sont arrêtés, bientôt la pause, j’espère qu’on ne partira pas de suite.

Arriver de nouveau au sommet, un peu plus haut que le précédent, et se rendre compte, que finalement, on l’a fait. Se sentir fiers de ça, mais terriblement humbles devant cette beauté qui s’offre à nous.

Oui Maître

8h05

Je pousse la porte du cabinet d’avocats où je travaille, je suis à peine en retard mais la ruche est déjà en activité. Je prends place devant ma pile de dossiers en attente et commence à éplucher les affaires. Un adolescent arrêté pour détention d’un kilo de cannabis, on va avoir du mal à plaider la consommation personnelle ; une bête affaire de divorce, mais la dame demande la restitution par son mari de son jeu de menottes et fouets (penser à garder mon sérieux pour cette requête) ; un couple de grands parents demandant un droit de visite pour voir leurs petits enfants, ça devrait être facile.

8h17

Je m’attaque au premier cas, rappelle mon client pour lui donner des conseils quant à sa ligne de défense. Je raccroche, le téléphone sonne, je laisse Patricia, la secrétaire, décrocher. Au bout de quelques secondes, elle fait une annonce : « Qui est intéressé par un cas de mari maltraité ? ». Deux collègues se battent pour avoir l’affaire, mais avec mon divorce de couple SM, je n’ai plus le droit de réclamer le dossier, j’ai déjà de quoi m’amuser. C’est finalement Betty qui remporte l’affaire, Betty avec ses 45kg toute mouillée qui va s’occuper de l’homme battu. J’espère qu’il appréciera le clin d’œil, mais d’un autre côté il n’aurait certainement pas aimé être défendu par Michèle, l’intimidante Michèle qui pourrait prendre son os à un pitbull sans problème.

9h15

Je me déplace en rendez-vous pour rencontrer la mère qui ne souhaite pas que ses parents puissent profiter de leurs petits-enfants. Elle m’explique qu’elle s’est brouillée avec eux il y a dix ans, que c’est la première fois qu’elle entend parler d’eux depuis la naissance de ses deux garçons. Je l’informe de la loi, qu’elle l’apprécie ou non, et tente de régler l’affaire à l’amiable.

10h08

Affaire classée, je rentre au cabinet. A temps pour une nouvelle annonce de Patricia. « J’ai un cas de femme exhibitionniste, qui veut ? ». L’espagnol Javier prend tout le monde de court et saute sur l’occasion. J’espère pour lui que ce qu’elle montre sera à son goût.

12h20

J’ai travaillé toute la matinée sur mes dossiers, il va être l’heure d’aller manger. La voix de Patricia s’est fait entendre environ toutes les demies heures, elle demande en ce moment même si quelqu’un est partant pour un divorce. Personne ne semble intéressé. Elle annonce alors le nom de la cliente, tout le monde relève la tête. Sauf moi. Moi, je me rassois à mon bureau, et j’essaie de digérer la nouvelle. Ma femme demande le divorce et cherche un de mes collègues pour la représenter.