Conte de l’Avent – Comment Joe le cha(t)foin estourbit un canard poilu dans la géode chatoyante – 22 –

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Soulagé, Joe se tourna vers les trois Pierre-Henri. Le jeune se portait comme un charme, il était souriant, détendu, en phase avec le monde et ses habitants. Le Pierre-Henri d’âge moyen se portait beaucoup mieux. Il était alerte, d’une force tranquille, le teint déjà plus sain. Il lui lança un grand sourire franc et lui souffla un baiser volant en remerciement pour son aide précieuse. Joe fut très surpris en regardant le plus vieux des Pierre-Henri. Bien que toujours aussi serein, souriant, stable, il s’effaçait lentement, tel le chat du Cheshire. Il devenait progressivement transparent, mais ne semblait absolument pas paniqué par cet état de fait.

Joe voulut aussitôt sonder son esprit en se synchronisant sur son rythme, mais il ne trouva rien à sonder. Alors il parla, lui demanda ce qui se passait. Le vieil homme lui répondit d’une voix très lointaine, dans un chuchotis ténu. “Je n’ai jamais existé, Joe. Je n’ai toujours été qu’une des possibilités qui s’offrent à Pierre-Henri. Une éventualité suffisamment plaisante pour qu’il ait envie de s’en sortir. Mon rôle ici est terminé. Je m’en vais.
Tu ne peux rien faire pour moi, il faut me laisser partir pour que Pierre-Henri soit totalement libre de son présent. Libre à lui de me faire advenir, ou pas. Mais sache, petit chat, que pour ma part je t’ai complètement dans la peau. Nous n’oublierons jamais ce que nous te devons. Merci Joe, mon ami. Merci mille fois. Vous avez encore tant de belles choses à vivre ensemble, avant que je puisse ré-exister. Profites-en, et prends bien soin de vous. Adieu mon ami.” Et il disparut totalement, son tatouage au mollet subsistant quelques secondes, flottant doucement dans l’air.

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Il eut très très froid. Il s’arrêta, comme paralysé, puis lança un profond rugissement, parti du ventre et qui le réchauffa de la pointe des oreilles jusqu’au bout de la queue. Pour s’orienter dans le brouillard glacé, pour se sentir moins seul et faire reculer les ténèbres, il se mit à chantonner Killing in the name of. D’abord doucement, puis de plus en plus fort. La brume l’enveloppait, tout petit chat dans une mer de terreur, mais sans le toucher. Se souvenant de son catéchisme, il se rêva Moïse et cela lui donna plus de force.

La peur, n’ayant pas de prise sur lui, reflua autour de la raison de Pierre-Henri. Celui-ci allait perdre pied, mais, entendant Joe, l’appelait faiblement à l’aide. Joe se laissa guider, une boule de colère grandissant en lui, enflant tellement qu’elle formait un bouclier autour de lui. Quand il aperçut la volonté de Pierre-Henri pratiquement submergée de cette angoisse sourde et épaisse, il projeta toute sa colère, il hurla d’un son que personne n’avait encore jamais entendu ni n’entendra jamais plus et déchira le voile de terreur qui emprisonnait son ami.

Dans un mini-cyclone anthracite, la peur quitta le corps de Pierre-Henri et vola se réfugier dans le corps du canard, qui s’éveilla terrorisé. Les yeux épouvantés du canard poilu bouleversèrent Joe qui se planta en face de sa tête et lança un dernier rugissement, si puissant que le canaroïde retomba dans les pommes aussi sec. Le mini cyclone repartit par ses oreilles et son bec et quitta la géode par l’ouverture, où il se fit capturer dans un bocal de pâte à tartiner par Samantha la Grise.

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Sitôt le canard hors circuit, le jeune Pierre-Henri fut libéré, délivré de l’emprise de la Tigrée. Il retrouva immédiatement la capacité à sentir les émotions des autres, et vint spontanément à l’aide de Joe. Celui-ci était épuisé, et un poil secoué d’avoir dû assommer l’enveloppe corporelle de son ami, même s’il savait très bien que c’était la seule chose à faire. Il se lova dans les bras du jeune homme, frottant son menton dans les longues dreadlocks qui lui pendaient sur les épaules. La lumière vibrait plus fort contre lui mais ne sortait pas de son bandana, il n’était pas question pour l’instant de retrouver un ancien corps, appartenant à son passé.

Après avoir fait le plein de grattouilles, Joe se remit au travail. Il laissa le jeune Pierre-Henri déplacer en douceur le corps du canard pour l’éloigner et le ligoter à une colonne de saphir sans le blesser davantage. Joe vint mobiliser le Pierre-Henri d’âge moyen, qui avait l’air vraiment souffrant.

En sondant son esprit, il vit la détermination de l’homme, pourtant immense, s’enfoncer dans un épais brouillard de peur. Une peur diffuse, nébuleuse, s’infiltrait malgré tous les efforts de Pierre-Henri pour la tenir à distance et sapait finalement sa motivation, miette après miette. Une peur sans objet tangible, impossible à combattre de front, et qui affectait, in fine, toutes les fonctions vitales de l’homme.

Joe, de toute l’inconscience de sa jeunesse, de son inexpérience et de son arrogance féline, fonça dans cette brume sans plus attendre.

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Ils roulèrent au sol, le canard se débattant, furieux, cancanant, caquetant, sifflant. Méconnaissable, il essayait de pincer Joe de son bec, ses yeux violets révulsés. Joe, par égard pour son ami, retenait ses coups, tentant seulement de le maintenir au sol, de ne surtout pas le blesser. Aucun des trois hommes ne pouvait intervenir. Ils faisaient cercle, immobiles, impuissants, autour du duo de lutteurs.

Quand le canard dirigea ses coups de bec vers le bandana de Joe, visant délibérément la boule de lumière qu’il abritait, Joe sut qu’il ne s’agissait plus de son compagnon, mais d’une tentative désespérée de la Tigrée pour reprendre le contrôle de la situation. Par acquit de conscience, il rentra ses griffes, mais allongea un coup de patte si puissant sur la tête du canard à poils qu’il l’estourbit aussitôt. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites avant de reprendre leur couleur de charbon habituelle ; un petit bout de langue grise dépassait sur le côté de son bec.

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Le filet se rétracta vivement comme un tentacule blessé, puis se resserra, tournant autour de l’empathie. Joe continua, patiemment, ronronnant, à griffer métaphoriquement la matière noire, sans abîmer les émotions du jeune Pierre-Henri.

À l’autre bout de la géode, le canaroïde s’éveilla, ouvrit des yeux violets scintillants et, pour la première fois de son existence animale, il s’envola. Il avait un vol pataud mais puissant ; comme ses poils lui tombaient devant les yeux, il zigzaguait, évitant au dernier moment les colonnes de saphir qui se dressaient sur son chemin. Dans une dernière voltige, il fondit sur Joe dans les bras du Pierre-Henri chevelu, bec en avant.

Joe, concentré sur sa délicate tâche, ne le sentit que quelques secondes avant l’impact. Ouvrant grands les yeux, feulant et crachant de surprise, il sauta toutes griffes dehors et attrapa le canard poilu en plein vol.