Monstruosité ordinaire

C’est lui le monstre. Celui qui sort son arme et tire sans distinction sur la foule au nom d’un Dieu ou d’idées bien arrêtées sur la quantité règlementaire de mélanine à produire pour vivre dans son pays. C’est lui le monstre. Celui qui déterre des cadavres et détruit des monuments pour narguer les vivants. C’est lui le monstre. Celui qui se tripote devant des photos d’enfants aux grands yeux plein de sourires et d’innocence.

C’est un peu lui le monstre. Celui qui tabasse sa compagne, éduque son gosse à coups de barreaux de chaise ou abandonne son chien sur le bord de l’autoroute. C’est presque lui le monstre. Celui qui pousse à bout ses employés, en extirpe toute la vitalité en jouant au despote. Serait-ce aussi lui le monstre ? Celui qui délocalise alors qu’il est encore largement bénéficiaire, pour augmenter la marge de ses actionnaires et la sienne.

Mais ce n’est pas moi le monstre. Pas moi qui n’ai plus ni sourire ni regard pour ceux qui dorment à la belle étoile sur un bout de trottoir. Pas moi qui profite de la foule serrée pour toucher ce qu’habituellement je dois me contenter de zieuter. Pas moi non plus qui ai un soupir exaspéré ostensible devant la lenteur et les maladresses de l’employé qui débute, directement dans le grand bain au milieu des clients. Je ne suis qu’un homme parmi les autres, avec mes soucis et un humour un peu lourd. Je suis dans mon bon droit : je travaille, moi, pour gagner mon toit et mon pain. Je me détends comme je peux, et quand je fais chauffer ma carte bleue, je suis le roi, on me l’a répété depuis toujours. Si moi je suis un monstre, vous n’avez pas fini de vous indigner. Vous allez en voir beaucoup, des petits monstres comme moi.

Cure de jouvence

J’ai mal au genou, mais j’m’en fous.

J’ai dans les yeux des lumières et la mer. Je sens encore l’iode, les pins, le vent, la caresse du soleil, et la sueur sur la peau. J’ai redécouvert des parties de moi, fonctionnelles et discrètes dans le ronron quotidien : mes orteils, la plante de mes pieds, mes mollets, mes chevilles, mes quadriceps, mon dos, mes épaules, ma nuque. Et mon genou gauche. J’ai apprécié le goût de l’effort, de la bière et des frites. J’ai, plantés dans le cœur, silences partagés, éclats de rire et amitié. L’insouciance recomposée, cheminant pas à pas sur le GR. Une gamine de quinze ans dans un corps de trentenaire.

Ça valait bien un genou.

Une fleur sur la Terre

Ma flèche jaune s’élance à plusieurs dizaines de mètres et caresse les nuages bas dans le ciel de Rennes. La journée, je pivote sur mon fût et déplace de lourdes charges pour les humains qui m’ont construite. D’heure en heure, j’accompagne et je surveille l’avancement des travaux. Petit à petit, mon ouvrage prend du sens. Sous les cris d’avertissement et les directives de mon pilote, j’ai conscience de la fragilité des ouvriers et des passants loin sous moi. Je travaille précautionneusement pour préserver la chair et les os de mes coéquipiers.

Le soir venu, les bruits s’éteignent et je me fige, ne me balançant que légèrement au gré du vent. Alors que la lumière baisse, mes amis viennent me rejoindre. Par dizaines, par centaines, chaque soir au crépuscule les étourneaux dansent pour moi. Des essaims se fondent et se séparent dans une chorégraphie improvisée et parfaitement huilée. Sur un signal que je ne saisis pas encore, les différents essaims convergent sur ma flèche et se posent tous ensemble. Ça piaille quelques minutes le temps que chacun trouve sa place. Et puis ça chante à tue-tête pour appeler les retardataires. Chaque groupe qui revient se présente devant moi, virevolte à l’unisson avant que chaque oiseau trouve un espace où se poser. Soir après soir, il me semble reconnaître un motif dans leurs vocalises : je crois qu’ils m’ont donné un nom. Je leur appartiens autant que je les abrite. La nuit, je les sens serrés les uns contre les autres et je veille sur chaque petite boule de plume. Au matin, je grince sous la rosée. La lumière de l’aube ne surprend pas mes petits protégés : ils sont prêts à partir en chasse. Alors le ballet commence. D’un gigantesque battement d’ailes les milliers d’étourneaux quittent leur perchoir comme un superoiseau qui prendrait son essor. Les groupes pour le départ se forment dans des nuées d’oiseaux qui se mêlent et s’entremêlent dans la lumière bleutée jusqu’à trouver les compagnons qui les suivront en escadrille. Leurs trilles enchanteresses saluent le matin qui se lève, me souhaitent une bonne journée en attendant nos retrouvailles du soir.

Le cœur en fête, je retrouve les ouvriers pour les aider à façonner leur territoire.

Le temps change

“…épicerie à côté ?”

J’essaie de détourner mon attention de l’évier qui goutte, chaque ploc me distrayant du tic-tac routinier de l’horloge. Je focalise mon attention sur mon neveu, arrivé il y a quelques minutes. Mon visage doit trahir ma dissipation puisqu’il répète sa question, plus fort et plus lentement : “Il n’y a plus d’épicerie à côté ?”. Je soupire et, alors qu’il va pour se répéter une nouvelle fois, je lui réponds que tout a changé depuis qu’il venait ici petit. Il poursuit son inventaire, s’adressant à sa fille pour lui évoquer un temps que, du haut de ses 30 ans, elle n’a pas connu : “…sur la place que tu vois par la fenêtre, avant, il y avait des abreuvoirs, et tous les troupeaux s’entassaient en fin de journée…”, “…j’ai pris le goût du bricolage en jouant dans l’atelier du voisin, au bout de la rue, entre les copeaux de bois et les chutes de plastique…”, “…Mme Jacquet, c’était la meilleure amie de ma mère, elle était institutrice au village”. J’entends ses anecdotes mais je n’ai pas le temps d’y réagir. Il enchaîne ses souvenirs, perles de nostalgie qu’il associe pour retrouver un peu de jeunesse. Chacune de ses phrases me pique le cœur comme autant de banderilles, fantômes du passé que j’ai vu disparaitre un à un. Le village se meurt peu à peu, même les anglais qui le rachètent maison après maison ne peuvent le ranimer.

D’un coup, tout s’accélère. Tandis que je reste assise sur mon fauteuil, la petite se lève et propose un verre d’eau pour tout le monde. Lui me tend un paquet de gâteaux entamés en me demandant comment va sa cousine. Je commence par lui répondre qu’elle va bien, je fais une pause avant d’approfondir mais déjà une nouvelle question sur une autre connaissance a fusé. Il saute du coq à l’âne et mes mots n’ont même pas le temps de se former qu’il est parti ailleurs. Il semble accepter mes réponses laconiques comme étant complètes, il ne voit pas que je cherche à développer. De guerre lasse, j’accepte le biscuit qu’il me tient encore et me saisis du verre d’eau posé devant moi.

Durant ce bref répit que j’essaie de faire durer, j’observe sa fille attentivement. Elle ressemble tellement à sa mère au même âge ! Je me mords la langue pour ne pas lui en faire la remarque ; déjà leurs prénoms se télescopent dans ma tête. Perdue dans mes pensées, je n’ai pas écouté la question qu’on me pose. D’un geste, je montre mon oreille et demande de parler plus fort, mais déjà, ils se répondent mutuellement, le père et la fille, sans m’inclure davantage. Ils se coupent la parole, enchaînent les idées sans logique apparente, j’ai un mal fou à les suivre. Ils laissent leurs phrases en suspens et quand je parviens enfin à combler les vides, c’est un autre sujet qui les occupe. Ce tourbillon de vie, bruyante, rapide, m’épuise et lacère ma routine anesthésiante. Voilà qu’ils me demandent comment je vais, et je ne peux plus faire semblant. J’évoque d’une voix ferme mon malaise, ma chute dans le couloir, puis les mouvements limités, les aides à domicile, les repas au micro-ondes. Je soutiens leur regard en mentionnant les couches et mon incapacité à m’habiller seule. Il me restera cette fierté : je n’ai pas honte de vieillir ; et si mon corps me trahit, mon caractère est intact. S’ils veulent vraiment savoir, je ne leur cache rien. Je parle longuement, à phrases courtes que je mets quelques minutes à dérouler. Les mots sortent à leur propre débit que je ne peux accélérer, mais mes yeux plantés dans les leurs les informent que je n’ai pas encore fini. Quand la fatigue me gagne, je laisse la conversation s’éteindre d’elle-même.

L’heure a tourné, ils ont de la route, j’attends mon aide à domicile. Ils s’en vont. C’est d’une voix douce qu’au moment du départ je glisse à la petite “si j’avais su, je serais restée allongée dans le couloir, tu sais. Je n’aurais pas appelé à l’aide”. Elle me regarde avec franchise puis me répond tout bas, en guise d’adieux, “je comprends”. Je les raccompagne au garage en silence puis je fais signe à son père de s’approcher et je lui dis, enfin, à quel point je suis contente de les avoir revus.

Extases collatérales

État second. Quand la musique, les mots, la voix, le phrasé s’accordent pour faire résonner les tripes et hérisser les poils sur la nuque, qui remercier ? Quand ça fourmille dans le ventre et que ça transporte le cœur, peut-on parler de flirt musical ? Quand un parfait inconnu nous fait vibrer quasiment sur commande, ne devient-il pas intime ?

De compilations naïves enregistrées sur cassettes audio en playlists partagées, la recette se transmet à chaque génération. Se dévoiler un peu dans l’espoir d’émouvoir ou de toucher l’autre. Tenter de procurer des sensations que l’on a nous-mêmes éprouvées en se servant du talent de tierces personnes plus douées que nous. La prise de risque et l’énergie investie peuvent rapporter gros. Comment ne pas se sentir lié à la personne à qui l’on doit des extases régulières, fussent-elles auditives ? Même si ces ressentis restent souvent inexprimables, faute de mots adaptés, les partager nous rapproche. Et si les murs Facebook ont remplacé les tables des lycées et les murs des cités, la même vague de gratitude me soulève quand un amant, un ami, un voisin, un collègue, une simple connaissance ou un total inconnu me permet de diversifier mes sources de plaisir.