Chemin faisant

Un pas après l’autre, le paysage se transforme sous mes yeux. Lentement. Subtilement. À doux à-coups. Je cherche la beauté d’une côte presque sauvage. Je cherche les couleurs du monde dans des landes de bruyère. Je cherche mon chemin dans les sentiers qui serpentent. Je cherche l’horizon au détour d’une pointe. Et, sans me chercher, je me trouve.

Un pas après l’autre, je tire délicatement sur le fil de mes pensées qui sinuent. Je délie sans forcer les nœuds qui s’y sont formés, jour après jour, mois après mois, année après année, faute d’entretien. Au gré des virages, des lignes droites, des collines, des escarpements, des pentes, des boucles, les rouages s’ajustent. La machine se remet enfin à fonctionner. J’avance, bien plus loin que ne me mènent mes pas. J’avance, sur le chemin, sur mon chemin.

Amitié 2.0

La familiarité, tu peux. Les confidences, tu peux. Les blagues, tu peux. L’honnêteté, tu peux. Le léger, l’anodin, tu peux. La gravité, tu peux aussi.

Si j’ai l’habitude de flâner, de papillonner, alors que tu cours et sautes et dribbles et changes sans cesse de direction, je veux bien t’accompagner un peu. Découvrir ton univers. Éprouver ton rythme pour quelque temps.

Mais s’il te plaît, laisse-moi sentir le manque. À l’heure de l’instantané, de l’hyper-connexion, du tout-tout de suite, fais moi languir un peu. Je veux ressentir l’absence, me délecter du vide, apprécier le silence qui offre un lit au cours de mes pensées.

Ne me réponds pas de suite, laisse-moi échafauder des scénarios, imaginer des dialogues virtuels, douter de la réalité de nos échanges, me poser, apprendre la patience et me détacher enfin avant de m’entraîner à nouveau dans un ping-pong effréné.

Offre-moi de l’ennui en ciment d’une amitié naissante, des espaces à ne surtout pas combler de myriades de mots, qui seront bien assez tôt futiles et vains.

La tache

L’encrier s’est malencontreusement renversé sur le poème en cours d’écriture. Dans la hâte d’écrire, dans l’euphorique élan d’une irrépressible inspiration, un faux mouvement, un geste irréfléchi, non contrôlé. Une tache se forme, déforme déjà le parchemin, se répand sur les mots. Sidération. Arrêter immédiatement l’écriture en cours, perdre l’élan créateur. En réaction à l’effroi des mots recouverts, l’urgence d’éponger cette tache avant qu’elle n’atteigne l’ensemble du texte. Suspendre le geste, l’atténuer : effacer la tache, c’est prendre le risque d’effacer les mots en dessous, de percer le fragile vélin. Ne rien faire, c’est prendre le risque de gâcher à jamais ce bout de poème, de voir la tache s’élargir et de rendre illisible, incompréhensible, l’ensemble du texte. Tapoter, tamponner doucement, pour absorber l’encre au mieux, en évitant le plus possible de toucher aux mots jouxtant l’éclaboussure, encore indemnes. Et puis ne plus toucher à rien.

Hésiter à poursuivre l’écriture ou à recommencer sur une page blanche. D’un côté, la peur de commettre un nouvel impair freine la plume. D’un autre côté, réécrire le texte, c’est écrire un nouveau poème et laisser l’ancien en suspens. On ne peut tout simplement pas écrire deux fois le même poème.

Une troisième direction. Attendre que l’encre sèche et blêmisse. Voir quels motifs elle dessinera. Les mots seront-ils encore déchiffrables en dessous, par transparence ? La tache une fois séchée par le temps, sera-t-elle finalement hideuse, comme une bavure dénaturant à jamais le poème ? Révèlera-t-elle une forme inédite, éclairant le texte ainsi illustré d’un sens inattendu ? Laissera-t-elle une simple marque, légère, comme une cicatrice, une imperfection parmi tant d’autres sur le cuir tendu ?

User du temps comme constituant à part entière du poème avant d’y poser de nouveaux mots. Le laisser suivre naturellement son cours, sans chercher à le retenir, à le figer, à l’oublier. L’accepter enfin pour ce qu’il est : l’alchimiste qui transforme l’infinité des possibles en présent, les présents en souvenirs, et les souvenirs en poésie.

Le danseur malgré lui

Il était une fois un jeune homme que l’on força à danser de trop nombreuses fois, pendant de trop nombreuses années. Par esprit de revanche, et surtout parce qu’il n’aimait vraiment pas ça, il se jura un matin de ne plus jamais danser.

J’ai croisé cet homme il y a quelque temps, à l’occasion de grandes fêtes de printemps. Cela faisait plus de vingt ans qu’il refusait toutes les invitations, tantôt se dérobant, tantôt expliquant sa démarche, tantôt répondant un joli “non merci” d’une voix claire, selon qui lui proposait de l’accompagner sur la piste de danse. Je ne l’ai pas invité. Il n’a pas bougé.

J’ai dansé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Quand les danseurs essoufflés sont rentrés dormir, quand les dernières notes ont été exhalées d’instruments bien fatigués, il restait seul, parfaitement éveillé dans le silence encore bourdonnant. Nous avons parlé et ri jusqu’au matin.

Je l’ai souvent revu, immobile en bord de piste et pourtant si présent. J’ai continué à danser jusqu’aux fins de soirée, sans jamais le forcer à me suivre, et j’ai pris l’habitude de prolonger l’ivresse de ces nuits à ses côtés, à palabrer sans trêve jusqu’à ce que le ciel pâlisse.

Ses mots me suivaient puis prenaient les devants. Ils avançaient de quelques pas puis s’éloignaient pour me laisser de la place. Ils m’entraînaient d’un côté, de l’autre, laissaient ma tête sans dessus dessous tant ils étaient vifs et rythmés. Puis tout se calmait, le temps de reprendre nos esprits, d’écouter nos échos s’entrecroiser, se réorganiser, s’ajuster. Et de nouvelles salves fusaient, se répondaient, tournaient dans l’air électrique avant de rouler à nos pieds, foudroyées.

De nuit en nuit, depuis cette époque, l’homme enchaîne les pas, adapte son rythme à ma musique, me guide dans son univers, pirouette, s’efface pour mieux revenir où je ne l’attends pas.

Il valse et tourbillonne mieux que le meilleur des danseurs. Sans même le savoir.

Que faire quand un chat vous adopte ?

Qu’il soit des villes ou des champs, le chat est un animal qui peut vous combler de joie quand il jette son dévolu sur vous et vous adopte comme compagnon. Mais il a un mode de fonctionnement qu’il vaut mieux connaître si l’on veut partager sa vie féline et limiter les déconvenues…

Tout d’abord, il faut lui offrir un cadre adapté pour qu’il se sente bien chez vous. Le chat choisit toujours le meilleur angle de vue, un coin confortable et chaleureux duquel il peut voir d’un coup d’œil tout son environnement. Il doit se sentir calé, si possible dans un angle pour assurer ses arrières. Il faut aussi qu’il puisse prendre de la hauteur facilement, pour lui permettre d’être en accord avec ses instincts, ce qui le comble. Il faut aussi, comme pour tout animal, satisfaire ses besoins en nourriture et boissons (vous repèrerez assez rapidement ses préférences, mais n’hésitez pas à lui proposer de nouvelles saveurs, le chat aime être stimulé), et lui indiquer les endroits où il peut se soulager sans crainte d’être dérangé.

Ensuite, le chat a besoin d’espace. Physiquement et métaphoriquement. Le chat adore avoir vue sur l’extérieur et il n’aime pas les portes fermées : il doit pouvoir aller et venir à sa guise. Se blottir dans sa cachette et explorer le monde. Se frotter contre vos jambes puis repartir comme il est venu, sans crainte que vous ne le capturiez. S’il se sent piégé, enfermé, même pour dix secondes, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’échapper, quitte à vous blesser, sans même le faire exprès : encore une fois, il ne suit que son instinct. Pour être sûr que le chat souhaite votre compagnie, laissez-le venir à vous, ne le brusquez pas. Montrez-lui que vous êtes là, précisez votre intention, votre humeur joueuse, calme ou câline, et laissez-le aviser en fonction de sa propre humeur. Si vous le faites fuir en étant empressé ou par une quelconque maladresse, reprenez les bases, tenez-vous à distance, sans insistance, laissez-le vous jauger de loin et il reviendra de lui-même.

Enfin, il faut savoir que rien n’est acquis avec un chat, votre relation sera un apprivoisement permanent et mutuel. Des rituels peuvent être mis en place, et brusquement ne plus convenir. Ils pourront aussi changer pour laisser la place à d’autres rituels, qui n’appartiendront qu’à vous, l’espace d’un instant. Les limites du félin sont fluctuantes en fonction de la météo, de son état de fatigue, des stimulations qu’il a eues jusque là, de son humeur du moment, qu’il vaut mieux savoir décrypter. Si vous avez le moindre doute, n’hésitez pas à proposer simplement, pour voir sa réaction, avant de poursuivre votre idée. Marquez régulièrement des pauses dans vos jeux ou vos câlins pour lui laisser un échappatoire et vous assurer qu’il profite autant que vous de votre interaction. En effet, contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, ce n’est pas parce que le chat se roule sur le dos, dévoilant son ventre en vous regardant du coin de l’œil qu’il ne va pas vous mordre ou vous griffer si vous essayez de le toucher. Ce n’est pas parce qu’hier il raffolait de caresses, se frottant le menton contre votre barbe ou sous vos ongles qu’aujourd’hui il vous en demandera. Peut-être qu’aujourd’hui, il souhaite juste se poser à côté de vous, sans contact, juste pour profiter du calme de votre respiration et de la plénitude que votre compagnie lui procure. Et si vous voulez adopter en retour ce chat qui vous a choisi, alors profitez sereinement de cette facette de lui, plus sauvage, plus âpre, qu’il ne montre que lorsqu’il se sent en confiance, en attendant d’autres jeux, d’autres câlins.