“Regarde, Lucie, une vieille qui jardine en blouse et sabots, comme c’est pittoresque !” La gamine freine sur son tricycle, tourne la tête vers sa mère qui lui montre une clôture grillagée. Abandonnant le tricycle sur le chemin de campagne, elle court maladroitement, gênée par ses bottes en caoutchouc jaune, jusqu’au petit talus lui permettant de coller son œil au grillage. Elle aperçoit effectivement une vieille dame, relativement petite et pliée en deux sur le rang de patates qu’elle arrache consciencieusement. Elle l’observe attentivement, puis demande : “Maman, pourquoi ses cheveux ils sont bleus ?” La vieille ne bronche pas, la mère tente d’étouffer la question : “ils ne sont pas bleus, voyons, ils sont blancs mais la dame a essayé de faire une teinture qui a mal tournée, c’est tout”. “Et Maman, pourquoi ils sont moches ses vêtements ? Toi aussi tu t’habilleras comme ça quand tu seras vieille ?” La mère rougit mais la vieille n’est toujours pas tournée vers elles. “Tu sais, Lucie, pour jardiner, tu n’as pas besoin de beaux habits, sinon tu les salis vite et ça les abîme. Je suis sûre qu’elle a de belles robes chez elle. Allez, viens, on y va, il y a des ânes un peu plus loin, tu veux aller voir les ânes ?”
La petite ne décolle pas du grillage, la mère part sans elle et va ramasser le tricycle échoué avant qu’une voiture ne passe dessus. Elle l’appelle de loin, espérant que la gamine la suive sans faire plus d’histoires. Mais elle est toujours captivée par la jardinière, comme elle l’avait été la première fois qu’elle a vu des poules. “Madame ! Bonjour Madame ! Pourquoi tu réponds, pas ? T’es sourde Madame ? Maman dit que c’est malpoli de pas répondre quand on dit bonjour ! Madaaaame ! ” La vieille se déplie difficilement, tenant son genou droit et le bas de son dos. Elle se tourne vers la petite, la regarde longtemps. Puis elle tend lentement une main serrée vers elle, tous les doigts repliée. Tandis qu’elle la regarde droit dans les yeux, son majeur se tend doucement à la verticale.