Il n’aurait peut-être pas dû. Il mange distraitement sa salade et la phrase tourne en boucle dans sa tête. Il aurait pu attendre encore un peu. Même si ça le démangeait depuis des mois, il sent qu’il n’a pas été juste, tout compte fait. Par la fenêtre face à sa petite table, il regarde ses voisins qui partent en vélo et ne peut s’empêcher d’apprécier le silence. Aussitôt, la culpabilité refait surface.
Jusqu’à ce matin, il en savourait chaque miette, de cette tranquillité retrouvée. Plus d’aboiements entêtants à longueur de journée pour perturber ses journées de policier à la retraite. C’était une belle victoire sur ses sans-gêne de voisins. Ses voisins qui ont pris un chien en HLM pour le laisser seul toute la journée. Pauvre clébard adopté par des égoïstes à la SPA qui hurlait à la mort dès qu’il se retrouvait seul, revivant très certainement chaque jour son premier abandon. Depuis qu’excédé, il était parti se plaindre à la régie de l’immeuble, le calme était vite revenu. Les voisins ont trouvé un nouveau foyer pour leur bête, et même s’ils ne lui adressent plus la parole, les choses finiraient bien par renter dans l’ordre.
Voilà, ces derniers mois, ce qu’il en pensait. Et puis, hier, sa petite-fille était en visite chez lui. Elle a trouvé un petit boulot dans le coin et en profite pour rendre visite à son grand-père. La encore, il est ravi des évènements. Que demander de plus pour sa retraite ? Mais c’est une petite-fille un brin secouée qu’il a accueillie pour le café. Elle n’en finissait pas de pester elle aussi sur les voisins, les traitant de lâches, de sans-cœur, de moins que rien. Il a fallu pas mal de questions et de petits gâteaux pour qu’elle accepte de raconter son histoire.
– Tu te souviens de Doug, le chien des voisins ? Une espèce de caniche géant, les poils devant les yeux ?
– Celui qui hurlait à la mort dès qu’on le laissait seul ?
– Peut être, oui. Celui qui avait léché mes genoux il y a deux ans quand je suis tombée en rollers. De toute façon, ils n’en ont eu qu’un de chien, les voisins ?
– Oui, oui, que je sache. Je crois qu’ils ont un petit chat depuis peu, mais de chien, je ne me rappelle que lui. Et donc, il s’appelait Doug ?
– Oui, Doug, c’est bien ça. Si mes souvenirs sont bons, ils l’avaient pris à la SPA, et c’étaient surtout les enfants qui s’occupaient de la promenade.
– Je confirme, de ma fenêtre, je voyais surtout l’aînée s’en occuper. C’était peut être son chien. Enfin bref, pourquoi tu m’en reparles, de ce Doug ?
– Tu m’as bien dit à Noël que ça faisait un mois que tu ne l’entendais plus et que tu pouvais enfin faire ta sieste l’après midi ?
– Laisse -moi réfléchir un peu, ça remonte tes histoires… À Noël, ça faisait bien un mois qu’on ne l’entendait plus, oui, c’est ça. Pourquoi toutes ces questions ?
-Eh bien figure-toi que mon travail, c’est à la fourrière, tu sais, à 300m sur la route près de l’ancienne usine de charcuterie…
-Je vois bien, oui, je vais souvent me balader de ce côté, les bords de la rivière sont assez sauvages.
-Bref, je travaille à la fourrière depuis hier. Pour l’instant, je ne fais que regarder et quelques petites tâches sans importance, parce que mes patrons ne veulent pas que je fasse des bêtises en m’y collant trop tôt. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, c’est vendredi. Et vendredi, c’est euthanasie. C’est triste mais c’est comme ça. Il est certains chiens qui ne peuvent être “remis en circulation”, qui ne sont plus adoptables et la SPA n’a pas forcément la place de tous les accueillir. Donc, une fois par semaine, le vétérinaire vient, tatoue les nouveaux arrivants et, le cas échéant, endort puis euthanasie les animaux qui sont “retirés du circuit”. J’imagine que tu vois où je veux en venir ?
– Non, ne me dis pas que…
– Et si. Aujourd’hui, le seul animal euthanasié était un caniche plutôt grand, un peu fou-fou avec nous et triste dès qu’on s’éloigne de lui. Je n’ai pas réalisé sur le coup. Mais en remplissant les papiers avec mon chef, j’ai vu son nom. Apparemment, il est resté plus de cinq mois au chenil sans être adopté et sans qu’il n’y ait de place à la SPA du secteur pour lui permettre de vieillir là bas au cas où personne ne veuille de lui. Eux n’euthanasient pas. Mais nous, oui, on est obligés. On récupère tous les chiens errants signalés par les riverains et la structure est petite. Quand c’est nécessaire, il faut libérer des boxes. Et quand les adoptions ne suffisent pas… Mais ce n’est même pas le pire. Une fois que j’étais sûre qu’il s’agissait de Doug, j’ai regardé pourquoi il était là. Quand on reçoit un nouvel animal, on inscrit sur un registre les raisons de son “accueil”. En général, ils sont trouvés dans la rue, mais parfois, suite à un décès ou autre, la famille nous apporte l’animal. Ici, en face de son nom, il était inscrit “abandon par son maître”. J’en reviens pas. Tes voisins ont adopté cet animal, mais dès qu’ils l’ont trouvé trop encombrant, ils s’en sont débarrassé à la fourrière. Ils auraient pu le rapporter à la SPA où ils l’ont pris, il aurait été sauf. Mais non, ils ont choisi la facilité avec la fourrière juste à côté. Et ils ne s’en sont pas préoccupés plus que ça, sinon ils auraient su que des mois plus tard il était encore là…Ah, rien que d’y penser, j’enrage encore !”
Sa petite-fille avait continué sur sa lancée jusqu’au dîner, puis elle était rentrée chez elle. Après son départ, il avait passé la nuit à ressasser. Ce n’était pas entièrement sa faute, non ? Lui n’avait fait que signaler le bruit, c’est quand même normal en immeuble de respecter ses voisins et de faire taire son chien ! Il n’aurait jamais imaginé que le petit chien en mourrait. Si ç’avait été son animal, il lui aurait trouvé une famille fiable, lui. Il ne s’en serait pas débarrassé au premier chenil venu comme on laisse sa voiture à la casse. N’empêche.
Il n’aurait peut-être pas dû. Il aurait pu être un peu plus patient, attendre que le chien s’habitue, même si ça prend beaucoup de temps. Même un chien peut comprendre que ses nouveaux maîtres reviennent chaque soir et que son foyer est stable. L’appétit coupé, il emballe sa salade sous cellophane. Le goût de cendre dans la bouche lui rappelle ses plus mauvaises heures à la PJ, de celles dont il n’est pas forcément fier. Même s’il n’y a pas un bruit, sa sieste s’annonce compromise.
Texte écrit grâce au déclencheur de Lionel Davoust