Bises, poignées de mains, accolades. Je ne m’appartiens plus. Mon corps devient public, je l’apprête consciencieusement pour que des centaines de personnes aient envie de le toucher. Je souris de toutes mes dents, preuve tangible de mon goût prononcé pour les bains de foule. Tout mon corps simule le plaisir pour susciter l’engouement, remercier l’admirateur qui se donne du mal pour effleurer une épaule, un bout de main, un coin de torse, une mèche de cheveux. Je prends garde à ce que même mes yeux rient sur les centaines de portraits enchaînés, mal cadrés, un peu flous, forcément, à mon image.
Je rentre chez moi, un peu trop tard à mon goût, les oreilles bourdonnant encore des conseils, plans de bataille et autres briefings autour d’un bout de fromage, d’un verre de Romanée-Conti. Je prends une douche, longue et brûlante. Je laisse couler l’eau chaude sur mon visage, vaine tentative pour me noyer ou m’oublier. J’estompe à grande eau les lumières, les applaudissements des milliers d’ahuris scandant mon nom sans aucun recul, prompts à réagir à une intonation de voix, une musique rythmée ou au bruit de leurs voisins. Je me masse les maxillaires, noués à force de crisper les mâchoires entre deux sourires automatiques.
Avant d’aller me coucher, j’écoute le silence de la maison endormie, nu sur le fauteuil en cuir de la bibliothèque, dans le noir total. J’apprécie la fraîcheur de la nuit bien avancée, libéré de tout costume-cravate, de tout contact impromptu. J’ose enfin me réapproprier mon corps, attentif à mes cheveux humides qui me donnent la chair de poule, aux picotements de mes yeux fatigués, à la douleur sourde dans le bas du dos que je m’efforce d’ignorer lors des heures que je passe debout chaque jour. Je frictionne mes mollets et malaxe la plante de mes pieds, concentré sur mes sensations, pour terminer la journée sur une note positive. Puis, enfin soulagé, rasséréné, je rejoins le lit conjugal et me blottis délicatement contre la peau toute chaude de ma femme endormie. Sans se réveiller, elle soupire légèrement et réajuste son corps au mien. Enfin à ma place, je plonge tête la première dans le sommeil, sans avoir le temps de penser que demain sera bien trop semblable à aujourd’hui.