Ça fait cinq ans que je suis morte et j’ai l’impression d’avoir quitté la maison ce matin. Le petit mot que je t’ai écrit il y a huit ans est encore scotché sur la huche à pain. Un vieux calendrier de 2018 traîne dans un recoin, tu n’as pas pensé à le jeter. Le jardin est magnifique, tu as vraiment fait du beau boulot. Mon jasmin s’est fortifié et a bien résisté aux dernières gelées. Sans moi pour t’arrêter, tu as encore étendu le potager. Tu y passes la majeure partie de ton temps libre, ça me rend triste et heureuse à la fois : tu y as toujours été à ta place. Tu t’es mis à la cuisine pour écouler les stocks de légumes, c’est bien. Ça a l’air délicieux ce que tu prépares le soir, j’aurais bien aimé en profiter aussi ; je ne sais pas si ça te coûte autant qu’avant de passer du temps en cuisine ou si ça te rapproche un peu de moi. Je suis contente que tu continues de voir ma filleule, même si rien ne t’y oblige. Elle a bien grandi maintenant, j’aurais tant aimé l’accompagner sur le bout de chemin qu’elle parcourt en trottinant. Qu’est-ce que je suis fière quand je vois le caractère qu’elle a ! Les amis sont souvent là, je suis contente de les voir à tes côtés. Et quand vous sortez le tarot et la menthe pastille, je sais à quel point je suis proche de vous. Ta chance n’a pas tourné, tu as toujours des jeux catastrophiques, et tu bluffes toujours aussi mal… Il y a quelques nouvelles têtes, qui ramènent le fromage pour la raclette ou la viande pour le barbecue. Ils ont l’air vraiment sympas, ils apportent des rires et du bon vin, un peu de légèreté, eux qui n’appartiennent qu’à ta vie d’après moi.
Cette vie d’après que tu apprivoises un jour à la fois. Quel souvenir que ce nouveau premier sourire, pure lumière sur ton visage cerné, qui m’a crevé le cœur d’une pointe d’amour empoisonné. Je l’avais tant attendu et redouté, ce sourire. Et combien il t’a coûté quand, à sa suite, sans prévenir, un torrent de larmes a roulé sur tes joues, sans que tu puisses l’endiguer d’un poing rageur. Tu y arrives mieux, maintenant. Le vide que j’ai laissé est moins béant, tu peux penser à moi sans tristesse. Tu peux même ne plus penser à moi du tout pour quelque temps, rire et faire des projets. Vivre.
Il est l’heure pour moi de te laisser. Je ne peux pas rester indéfiniment à me glisser dans l’empreinte de tes bras quand tu dors. Il est plus que temps de laisser à d’autres la chance merveilleuse de passer un bout de vie à tes côtés. Bien sûr, tu découches quelquefois, mais personne n’a jamais encore passé la nuit à la maison avec toi. Je te le souhaite, très sincèrement, mais j’ai l’intime conviction que je volerai en éclats au moment où je verrais tes lèvres se poser sur une autre peau, tes mains suivre avec gourmandise les courbes d’une poitrine dénudée. Alors je vais te laisser de la place, arrêter de fureter de partout. Je reste juste dans le saule pleureur que tu as planté pour moi, entremêlant mes cendres aux terreau pour lui faire prendre racine. Tu pourras venir quand tu veux, je ne bougerai plus, mais je compte sur toi pour faire honneur à la vie qui frémit dans chacun de tes muscles si bien sculptés. Adieu mon amour.