Ça biche

Je suis cachée dans le champ de maïs, tout en bordure. Je regarde passer les voitures, couchée entre les grandes tiges, en attendant que la nuit tombe. Depuis que je suis une biche, je n’ose plus sortir en journée. Je n’ai pas réussi à me faire accepter par une harde, mon odeur est restée trop humaine et j’effraie mes nouveaux semblables. Seule, je suis terriblement vulnérable, d’autant que je sais exactement comment se comportent les humains avec des animaux isolés dans leurs plantations. Alors je passe mes journées à attendre, tapie, protégée du soleil, du vent, des regards.

La nuit, je cours. Je commence par boire à un des étangs de  mon entourage, et puis je cours à perdre haleine. Je bondis, je cabriole, je vole presque. La puissance de ces nouveaux muscles, c’est tellement grisant ! Et quelle endurance ! Moi qui crachais mes poumons en montant les escaliers du métro, je cours des heures sans m’arrêter, tout en fluidité. Mes yeux sont totalement adaptés à ces escapades, j’ai un sens du détail remarquable dès qu’il y a un rayon de lune pour éclairer la campagne ou les sous-bois. Quand je me repose enfin, une heure avant l’aube, je profite du ciel étoilé, qui brille pour moi de mille feux. Je n’avais pas idée de la richesse de cette vision quand j’étais humaine. Je m’estimais déjà heureuse de distinguer quelques constellations. Là, je me sens entourée de millions de point lumineux, même si, très bientôt, je n’aurai plus la conscience de ce qu’un million représente.

J’ai remarqué récemment qu’au fur et à mesure que je m’adapte pleinement à mes potentialités de biche, je perds quelques facettes de mon humanité. Déjà, je peux rester des heures totalement immobile sans être harcelée par des pensées en cascade. Je ne fais plus de listes. Je perds régulièrement le mot, mais je sais me contenter d’être. Je connais encore les nombres, mais je ne calcule plus. J’utilise juste les données de mon environnement au mieux, sans passer par ma conscience. Je garde en tête la musique, des ritournelles tournent parfois dans l’air, sans que je puisse les chantonner. Bientôt, sans plus personne pour l’utiliser, j’oublierai mon prénom. Alice.

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