Casse-noisette

bulle savon

Montparnasse, 7h45. Le ballet a déjà commencé, mais s’est-il seulement arrêté ?

Mouvements chronométrés, chorégraphiés, précision d’horloger. Quand chaque passant devient figurant, le ballet s’emballe. Le sixième sens guide les pas. Conscience de soi, conscience des autres, chacun dans sa bulle.

Les bulles parfois se frôlent. Secondes en suspens : vont-elles rebondir, se déformer, éclater ? Les personnes dans ces bulles vont-elles s’effleurer, se collisionner, se rencontrer, se regarder, se mélanger ?

Que se passe-t-il quand la bulle pour un instant s’estompe ? Ou quand elle s’opacifie, gelée par le froid de l’âme qui engourdit les sens ? Ou alors quand deux bulles distantes, le temps d’un regard prolongé, s’aspirent et fusionnent ? Le reste du monde, les autres bulles sont elles automatiquement agglomérées ou disparaissent-elles dans les limbes de la conscience ?

Perdue dans mes pensées inspirées par le ballet dont je suis danseuse à contre-cœur, j’exécute à coup de réflexes pas de côté, changements de rythme et mouvements d’ensemble.

Un jour, quand j’aurai le temps, je regarderai de bout en bout le spectacle de la gare en heure de pointe.

Avec des si…

Tandis que je reviens à grande vitesse vers toi et notre vie commune en pointillés, mes vagabondages oniriques tournent autour d’une question soulevée par le printemps qui revient. Si, aujourd’hui, au hasard d’une soirée chez des amis communs ou bien dans la file d’attente d’un concert ou encore dans une bibliothèque mal éclairée, je te rencontrais pour la première fois, est-ce que tu me plairais ? Est-ce que ton charme tranquille me ferait toujours autant d’effet ? Est-ce que je ferais, comme à l’époque, tout mon possible pour passer quelques heures de plus en ta compagnie ? Est-ce que je sonnerais encore chez toi à une heure du matin parce que “j’ai vu de la lumière” ? Est-ce que j’aurais le même besoin impérieux de tenter ma chance, avant que le sommeil ne m’abandonne ? Est-ce qu’on aurait encore cette connexion d’entrée de jeu, compréhension et bien être mutuels ? Est-ce que j’aurais, rien qu’à te voir, le ventre qui fourmille et les hormones en ébullition ?

En même temps que le paysage défilent nos morceaux de vie et quelques bouts de toi, puzzle à reconstituer le temps d’un trajet. Tes gestes, tes yeux, ta voix, tes mains, le combo barbe-cheveux qui me fait craquer, nos mille et un rires, ta nonchalance, ta simplicité, tes sourires espiègles, ton refus de la médiocrité, ton petit pull en col V ou ton T-shirt rigolo, ta tranquillité, ton jean et ce qu’il me permet d’imaginer, ta manière de ne pas tourner autour du pot… Oui, tu serais en face de moi, peu importe la raison, tu serais sur mon top 10 et j’essaierais de te connaître. Et si par hasard tu me touchais, comme par inadvertance, alors, pour sûr, je fondrais encore. Et je serais plus qu’enchantée de me réveiller demain à tes côtés.

La Muse SNCF

Les jours s’ajoutent aux semaines, la page est toujours blanche, la jachère a plus que trop duré. À force de ne rien faire pousser, le terreau s’est tari, les mots refusent de sortir. Ni les mots qui font rêver, ni les grands mots savants. À croire qu’ils hibernent tous. À croire qu’ils sont mieux au chaud au fin fond du néant.

Peut être sont-ils tout simplement en train de mûrir lentement. Peut être répondront-ils présents au moment où j’aurai besoin d’eux. Après tout, ils ne m’ont encore jamais fait faux bond. Certes, mais si à force de ne pas servir, à force de paresser, ils avaient perdu leur chemin, s’ils avaient oublié leur nom ou ne voulaient plus répondre ? La morte saison s’éternise, le printemps tarde à venir.

Et s’ils avaient senti que j’aurais dû me forcer depuis longtemps déjà ? Ne serait-ce que pour leur montrer que moi aussi je suis là pour eux, pour les lancer en piste, pour leur permettre de s’envoler au lieu de rester tassés dans un coin plus sombre encore que l’arrière de mon crâne. S’ils avaient pris peur, tous ces mots, empêtrés qu’il sont dans un brouillard de panique léthargique ?

Heureusement, la pause TGV toujours les rassure, les éveille. Les voilà qui pointent le bout de leur nez, me tenant à leur disposition. Quatre heures et demie sans autre échappatoire que le sommeil ou le travail, les pensées tourbillonnent et s’organisent. Les mots crèvent la surface et se jettent sur le papier. Les timides restent encore cachés dans la pénombre, ils attendront le retour pour s’exprimer. Mais les plus téméraires s’imposent et les doigts retrouvent la joie de taper sans réfléchir, obéissant aveuglément aux mots en rafale qui se bousculent pour écrire seuls les textes que la tête encotonnée peine tant à inventer ces derniers temps.

La SNCF vous informe

Mesdames et Messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue à bord de notre train dont vous connaissez tout aussi bien que nous la destination, à moins que vous n’ayez sauté dans le premier train à quai.

Pour la tranquillité de tous, nous vous rappelons que vos portables doivent être en silencieux, nous vous invitons donc à envoyer des messages à vos correspondants ou à passer vos appels téléphoniques depuis les plateformes situées à l’extérieur du train.

Si vous n’arrivez pas à faire taire vos gamins braillards et capricieux, nous vous informons qu’un bocal de chloroforme est à votre disposition en voiture 3. Les contrôleurs vont passer parmi vous, n’hésitez pas à leur demander conseil pour les dosages requis.

Pour les riches pigeons qui ne peuvent patienter une heure ou deux sans manger ou sans café, un bar se trouve en voiture 4. Il vend également des boules Quies à prix d’or et des tickets de métro avec un tarif spécial “un pour le prix de deux”.

Nous vous rappelons qu’à sept heures du matin les gens normaux aiment terminer leur nuit et nous vous prions donc de détailler votre vie sexuelle à un volume sonore n’excédant pas le murmure inaudible.

Afin de nous assurer que vous ayez bien compris le message et parce qu’il n’y a pas de raison que nous soyons les seuls réveillés, nous diffuserons cette annonce à intervalles réguliers, entrecoupés de l’inventaire exhaustif en temps réel du contenu du bar.

Mesdames et messieurs, nous espérons que vous ayez suffisamment de volonté pour passer malgré tout un agréable voyage.

“À nous de vous faire préférer le train”

“Suite à un largage intempestif de grenouilles sur la voie entre Caille et Cabris, , le trafic est fluidifié et nous arriverons avec une avance de quarante minutes.”

À peine la speakerine se tait-elle que chacun pianote sur son extension de cerveau. Beaucoup préviennent leurs proches à grands coups de râlages sur cette industrie ferroviaire qui, décidément, ne respecte jamais les horaires Comment vont-ils s’organiser, maintenant, pour retrouver ceux qui déjà rechignaient à se libérer pour venir les chercher ? Si seulement c’était la première fois ! Mais non, en ce moment, on dirait qu’ils font un concours pour terminer le plus rapidement possible leurs journées. Des grenouilles ! Et puis quoi encore ? Comme si les anguilles de la dernière fois ne leur avaient pas suffi… Pendant un mois la voie avait été glissante ; un train avait même failli entrer en collision avec le précédent, passé avant le largage, tellement l’accélération avait été subite.

D’autres recherchent des informations complémentaires sur Internet. Quel type de grenouilles exactement ? Comment avait-elles été élevées ? Ont-elles eu une vie décente avant d’offrir si utilement leur mort à la société ferroviaire ? Quel était le retard initial du train qui a dû demander cette régulation expérimentale de sa vitesse ?

Les derniers, enfin, ont sorti leurs engins pour être prêts à enregistrer chaque minute de l’action qui se déroulera à partir de Caille. En réglant leurs cerveaux portables sur un envoi direct des données à leur site ou aux chaînes d’information, ils sont sûrs qu’elles leur survivront en cas d’incident majeur, qui pourrait fort bien advenir. Après tout, à part pour la météo, peut-on vraiment se fier aux grenouilles ?