Un film dont tu es le héros

J’aurais voulu réaliser un dessin animé ou un stop motion pour retranscrire ce que j’ai dans la tête. Mais je ne sais tellement pas faire que même un flip book, ça n’aurait rien donné. Alors je vais décrire, juste avec mes mots, ce que tu me fais. Te raconter un peu les images qui tournent parfois sous mon crâne, avec le seul outil dont je dispose.

Première scène. Une fille seule qui marche, entourée d’ombres. Des lueurs, des éclats de rire, des feux de camp parfois qui rendent certains visages reconnaissables. Des visages plein d’attentions, des visages qui ont l’air de s’accrocher à la fille. Mais toujours les ombres reviennent et entourent la fille, semblent l’isoler du monde. Elle marche un peu au hasard, mais d’un pas hyper décidé pour laisser les ombres derrière elle. Elle se cogne dans les gens, dans le décor, dans sa vie. Et les grandes ombres la rattrapent et la refroidissent de l’intérieur.

Deuxième scène. La fille grandit et devient femme, les ombres marchent près d’elle, comme si elle les avait apprivoisées. Un peu comme les chiens des punks : pas besoin de laisse, ils reviennent toujours vers leurs maîtres. Elles s’éloignent de temps en temps pour laisser la femme vaquer à ses activités (travail, lectures, soirées entre amis, rencontres amoureuses…), la rejoignent dès qu’elle reste un peu seule. On voit les rouages de son cerveau quand elle pense : ça fait comme s’ils tiraient une ficelle qui ramènerait les ombres une à une près de la femme, l’entourant de leurs attentions qu’on devine malveillantes. On voit un gros plan sur la femme quand elle danse : elle devient lumineuse, elle irradie la joie et la vie, les ombres s’enfuient au loin, de l’autre côté d’une barrière comme infranchissable pour elles. Puis la musique s’arrête, les ombres fondent sur elle, la poussant et la tirant dans la nuit. Quand les ombres l’entourent, la femme, comme un pantin sans fil, modifie sa posture, son cœur semble tellement lourd qu’il la tire vers le bas, elle voûte légèrement les épaules.

Troisième scène. La femme rencontre un homme-torche. Comme un incendie apprivoisé, il dégage lumière et chaleur. Au fur et à mesure que la femme se rapproche de l’homme-torche, ses ombres s’éloignent d’elle, la regardant de loin, rongeant leur frein. Elle les remarque à peine, subjuguée qu’elle est par cet étrange phénomène : un homme qui paraît se déplacer sans ombre, qui repousse la nuit grâce à des ressources propres. La femme est attirée plus sûrement qu’un papillon par des phares de voiture. Elle s’étonne au passage d’être la seule à être attirée aussi fort, comme si les autres ne voyaient pas l’homme comme un homme-torche. Quoi qu’il en soit, plus la femme se rapproche de l’homme-torche, moins elle a d’ombres autour d’elle, plus elle se redresse. On note qu’elle a les mêmes postures que dans la deuxième scène, quand elle danse. Son regard voit loin, elle tourbillonne, elle est légère. Quand l’homme-torche s’en va, les ombres se ruent sur la femme et tentent de l’emporter, mais elles ont de plus en plus de mal au fil du temps. Quand elles réussissent, la femme semble abattue, comme une poupée de chiffons, et les ombres redeviennent familières, on a l’impression que tout est normal, comme dans la deuxième scène.

Quatrième scène. L’homme-torche et la femme se rapprochent, se tiennent par la main, s’embrassent, se câlinent, discutent (des mots ou des idéogrammes naissent dans un cerveau et se transmettent quasi instantanément dans l’autre, comme une idée pop-up). On observe une espèce de danse sans musique : les amants font quelques pas ensemble, se tournent l’un vers l’autre, se rapprochent ou s’éloignent chacun de leur côté, avant de se retrouver pour le mouvement suivant. Une espèce de fil perlé de lumière les relie, même quand ils se tournent le dos et s’éloignent l’un de l’autre.

Cinquième scène. La femme porte une flamme dans le cœur, que l’homme-torche soit à ses côtés ou non. Ses ombres l’ont presque abandonnée, elles n’osent plus s’approcher. Il arrive quelquefois que la flamme dans le cœur vacille et qu’une ombre rapplique, mais elle n’a pas le temps de s’installer, la femme échange avec elle quelques mots avant de raviver sa flamme et de la chasser au loin. La femme trace un chemin qu’elle suit ; dans son cerveau on voit un médaillon représentant l’homme-torche. À chaque fois qu’elle rejoint l’homme-torche, on note un très subtil changement d’attitude : elle se redresse un peu, elle bouge un poil plus vite, son sourire est plus brillant. Comme si elle cherchait à impressionner l’homme-torche l’air de rien. Et la flamme dans son cœur est plus intense, à la fois plus lumineuse et plus chaleureuse. Elle semble pulser sur le même rythme que la flamme de l’homme-torche.

Final. Plan sur les ombres qui guettent toujours la femme de loin, plus vraiment malveillantes mais presque tristes d’être sans elle.

… To be continued…

Et ça oublie de désirer

Les tâches s’ajoutent les unes aux autres, se succèdent sans relâche. La tête à peine hors de l’eau qu’il est temps de replonger. Tenir une brasse coulée sur toute une année, ça nécessite de l’endurance. De la suite dans les idées, comme on dit. Et contrairement à ce qu’il en est lors de mes séances de natation, mes pensées ne vagabondent que très peu, tenues en laisse par l’impératif de l’urgence.

Quand le cerveau travaille en pagaille, quand il n’a plus ses aérations récréatives, il s’emprisonne tout seul. Plus de temps pour le désir, pour la création. Focalisé sur son objectif en ligne droite, il tourne en rond, ne sait plus ce qu’il veut ou pas. Ne se rappelle plus ce dont il a besoin pour fonctionner. La source se tarit, le foisonnement s’appauvrit jusqu’à ne plus imaginer d’autre horizon que l’échéance qui arrive régulièrement.

Foutue routine qui grillage les envies ! Je veux du rêve, de l’art dans ma vie, du créatif, des désirs à ne plus savoir qu’en faire. De la frustration qui fait avancer ! Sans temps libre dans ma tête, pas d’envie, plus de moteur. Plus d’ailes.

Cher Père Noël, cette année, j’aimerais que tu me redonnes des envies. Que tu remplaces les utilitaires que je t’ai demandés par un millier de désirs inassouvis qui dessinent des limites à dépasser. Que tu mettes un peu de temps dans mon cerveau, du temps pour buller, que je retrouve le goût de l’ennui et du fourmillement créatif qu’il annonce. Que je retrouve mes milles envies gourmandes, mes fantasmes à la pelle qui égaient le quotidien amoureux. J’veux du soleil et des projets, des défis, des rires, de la danse et des rôles de non moi à jouer pour nourrir le monstre professionnel qui engloutit peu à peu chaque aspect de ma vie.

Where is my mind ?

Où est ma tête quand j’écris ?

Je peux lire – marcher – courir – nager – parler – manger et sans prévenir les mots coulent dans cette tête, liant un ailleurs à un maintenant. D’un coup vient cette furieuse envie de noter sur n’importe quel support – papier – mouchoir – carnet – téléphone – main – table – tête. Frénétiquement les phrases tournent jusqu’à s’ajuster. Sans que je ne fasse rien que laisser ma tête vagabonder à l’affût de ces mots qui ne demandent qu’à l’envahir.

Si l’instant passe sans que rien ne soit gravé, peut être les assemblages seront-ils perdus à tout jamais. Il y a un temps pour tout. Et certains textes inachevés le resteront très certainement, le train des mots étant parti. C’est un peu comme le sommeil cette affaire là, quand on rate le coche on peut attendre un bout de temps. Et on ne sait pas sur quels rêves on va tomber à retarder comme ça le moment de céder à l’inconscient impératif.

À qui appartient ma tête quand j’écris comme ça ? À qui appartiennent mes mots, mes textes ? Quand je ne sue pas sang et eau pour poser trois paragraphes mais que s’écoule venue d’on ne sait où une espèce de prose déjà posée, déjà pensée. Suis-je tout juste bonne à l’enrobage, à raccrocher et lier les formules comme un cuisinier prépare son menu ? S’il est formidablement exaltant de voir ces cascades de mots se déverser dans ma caboche-réceptacle, l’impression de dépossession de moi-même qui en résulte est à la fois très excitante et un brin effrayante. Qui suis-je donc quand j’écris ?

Les mots bleus

L’espace de trois pas dans ma journée, je vous croise et vous regarde franchement. J’espère de tout mon être que les mots coulent directement de mes pupilles aux vôtres, sans passer par le langage que je ne prends pas souvent le temps de dérouler. Entre deux battements de cils, je vous crie muettement “Vous existez ! Mesdames, Messieurs, vous existez. Je vous vois, je vous salue du coin de l’œil. Voyez, vous existez”. J’espère que vous arrivez à ne pas l’oublier. Parfois je me pose la question quand je vous vois vous recroqueviller, tenter de vous invisibiliser pour passer entre les gouttes d’indifférence qui vous aspergent à chaque crue de la marée humaine.

Alors quand je vous donne un “Bonjour Monsieur” ou un “Bonne journée Madame”, j’espère présomptueusement vous ajouter une couche de consistance. Avant que vous ne désexistiez aux yeux du monde, que vous ne perdiez votre reflet dans le miroir. Vous existez, n’en doutez pas. Et il y a encore des adultes qui ont des yeux, directs descendants de ces enfants qu’on tire par la main pour leur apprendre à ne plus vous voir. Ça ne vous nourrira pas ce soir, mais qui sait, peut être que ça vous réchauffera l’espace d’une seconde dans votre longue journée…

Casse-noisette

bulle savon

Montparnasse, 7h45. Le ballet a déjà commencé, mais s’est-il seulement arrêté ?

Mouvements chronométrés, chorégraphiés, précision d’horloger. Quand chaque passant devient figurant, le ballet s’emballe. Le sixième sens guide les pas. Conscience de soi, conscience des autres, chacun dans sa bulle.

Les bulles parfois se frôlent. Secondes en suspens : vont-elles rebondir, se déformer, éclater ? Les personnes dans ces bulles vont-elles s’effleurer, se collisionner, se rencontrer, se regarder, se mélanger ?

Que se passe-t-il quand la bulle pour un instant s’estompe ? Ou quand elle s’opacifie, gelée par le froid de l’âme qui engourdit les sens ? Ou alors quand deux bulles distantes, le temps d’un regard prolongé, s’aspirent et fusionnent ? Le reste du monde, les autres bulles sont elles automatiquement agglomérées ou disparaissent-elles dans les limbes de la conscience ?

Perdue dans mes pensées inspirées par le ballet dont je suis danseuse à contre-cœur, j’exécute à coup de réflexes pas de côté, changements de rythme et mouvements d’ensemble.

Un jour, quand j’aurai le temps, je regarderai de bout en bout le spectacle de la gare en heure de pointe.