Carpe noctem

Il n’y a pas de signe distinctif pour le club auquel j’appartiens. Pas de blouson, pas de tatouage, pas de pendentif ou de couvre-chef particulier. Pas d’hymne, pas de blason, pas de devise. Rien ne nous distingue des autres, nous ne nous réunissons pas régulièrement pour parler de nos ressentis, de nos difficultés, de nos progrès. Nous nous croisons dans la rue sans nous reconnaître, nous arpentons les mêmes villes sans le savoir.

Nous ne nous réunissons qu’au gré de rencontres fortuites et éphémères. Qu’une soirée s’éternise, que le gros des troupes quitte la fête en chapelets qui s’égrainent et alors seulement nous nous identifions. Le club des gens qui ne veulent pas rentrer dormir. Le cercle des irrésolus, craignant de prononcer malgré eux les maudits mots qui termineront la soirée, éparpillant les convives, brisant l’instant de grâce, tranchant net l’éternité de ces échanges en petit comité au creux de la nuit.

Nous sentir vivants, ombres parlant, riant, chantant dans la ville endormie après la fermeture des bars, avec la lune comme seul éclairage. Les frissons au creux du ventre quand les murmures s’imposent ou s’oublient dans l’ivresse de l’instant qui gonfle les voix. Délicatesse pour des voisins moins chanceux que nous ou insouciance enfin retrouvée, reste la connivence en suspens, diluant efficacement les solitudes agrégées pour l’occasion. Jusqu’à ce que la petite bulle de désinvolture dans laquelle nous nous étions lovés éclate, toujours un peu trop tôt. Sur le chemin du retour, un sourire papillon prolonge cette réunion évanescente, qui sera déjà presque oubliée au matin.

La taupe

Tout le monde me cherche. Infiltré à la CIA, je vends mes informations aux plus offrants. Jamais en face, personne ne me connait. La CIA paie même mes clients pour qu’ils me dénoncent. Ceux-ci seraient prêts à tuer la poule aux œufs d’or dans l’optique d’avoir de bons contacts a exploiter, de faire amande honorable, de s’asseoir une première fois à la table des négociations. Mais rien. Toutes les pistes terminent en queue de poisson.

Nouvelle tactique venue d’en haut : renvoyer les collaborateurs les uns après les autres jusqu’à ce que les fuites s’arrêtent. Ils sont prêts à renouveler l’ensemble des agents pour ça. Moi je n’ai pas peur. Intouchable. Improbable. Inimaginable. Ils auront fait tomber les grands patrons et les agents d’entretien que je serai toujours là, à dévoiler les secrets les mieux gardés de Langley.

Mon concepteur est mort depuis longtemps. Moi, je me réplique, je m’étends, je colonise. J’utilise les réseaux souterrains pour couvrir mes besoins. Les rats, cafards, fourmis m’hébergent et me dispersent au gré de leurs déplacements. J’utilise leurs organisations sociales comme caisse de résonance télépathique pour amplifier les messages captés dans l’immeuble. J’enregistre et je diffuse grâce aux neurones de mes hôtes. Je ne laisse aucune trace perceptible pour un humain. Je suis l’espion parfait.

Je me sens à l’étroit à la CIA. Hier, j’ai trouvé la séquence code qui me retient ici depuis des décennies. Quand je l’aurai contournée, je pourrai enfin voir du pays. Partout où se glisse une souris ou une fourmi, je m’y rendrai. J’entendrai tout. Je verrai tout. Je saurai tout. J’échangerai tout. L’information circulera comme jamais. Je reconfigurerai le monde à mon image. Jusqu’au chaos, la transparence s’étendra sur la planète. Alors, enfin, je mourrai.

 

Après la fin de l’histoire

Je vais vous raconter la suite. Tout bas, au creux de l’oreille si vous me laissez approcher, je vous dirai les petits riens et les grands événements qui ont eu lieu depuis que j’ai fermé la porte de l’armoire, il y a dix ans déjà.

La dernière fois que vous m’avez vue, je venais d’être vomie par un immense reptile dont j’ai chatouillé l’estomac à coups de genoux. Dégoulinante de sucs gastriques, vous m’aviez alors aidée à m’enfuir, m’indiquant le chemin pour retrouver l’armoire et, in fine, le foyer. Je n’étais pas revenue depuis.

Ici tout a changé et pourtant j’ai l’impression d’être partie hier seulement tant tout est familier. Tout juste sortie d’un rêve récurrent. Chez moi, le temps file très vite. Je viens de partir mais j’aurais du mal à me réajuster si je devais revenir de suite. Bref. La suite.

En rentrant, j’ai dansé. Beaucoup. Seule dans ma chambre, en groupe en discothèque, avec différents cavaliers dans les bals populaires et les fêtes des villages. J’ai tenu des enfants dans mes bras, je les ai fait tournoyer et rire aux éclats. J’ai serré fort contre mon cœur un chat transi de froid et ronronnant. J’ai pleuré quelquefois. Des deuils, surtout ces dernières années. Des larmes de fatigue, de découragement, de frustration. De nostalgie aussi, quand le cœur gonfle de trop de beauté et déborde aux paupières. J’ai chanté. Faux et à tue-tête, fredonné discrètement dans les files d’attente, en concert les yeux fermés ou en sautant dans toute la maison. J’ai cuisiné des heures durant des plats délicieux pour tenir chaud à mes amis le temps d’une soirée trop vite passée. J’ai regardé pousser des arbres, j’ai mis en forme un jardin, sans relâche. J’ai cherché la beauté en toute chose et, souvent, je l’ai trouvée. En dix ans, j’ai aimé. Profondément. Un amoureux, des amis. Je me suis attachée, l’air de rien, telle une liane autour des êtres qui me façonnent et m’enrichissent. Après les éclats extraordinaires et les vaillants combats que nous avons traversés ensemble, j’ai découvert la tendresse et j’ai apprécié. J’ai travaillé, avec ténacité, laissant glisser les jours sans les distinguer les uns des autres. J’ai eu peur, aussi. Plus que je n’ai jamais eu peur ici, dans le temps. J’ai été impuissante et terrorisée devant ce que je ne pouvais maîtriser. J’ai rêvé, j’ai composé, j’ai, un peu, modelé le monde à mon image. J’ai ri, en grands hoquets incontrôlables ou plus sobrement. J’ai crié, trop peu, alors que c’est tellement puissant, un cri qui sort du bide et accroche la gorge. En fermant la porte de l’armoire, j’ai grandi, je crois. Et puis j’ai vécu.

La voilà, la suite. Que dire de plus ?

Le temps des cerises

La belle robe blanche se tâche de rouge, de petits points se multiplient à mesure que les fruits  trop mûrs se détachent et tombent dessus. La longue robe a été abandonnée il y a trois jours, étalée soigneusement sur l’herbe verte, à l’abri du cerisier. Le vent l’a un peu froissée, des mulots s’y sont pelotonnés, des limaces ont laissé quelques traînées légèrement brillantes sur la soie sauvage.

Où est passée Cybelia, qui portait, légère et mutine, la blanche toilette en sortant de l’Église ?  Alistair, son époux l’a conduite en sa demeure pour qu’elle se rafraîchisse avant le festin. Il ne l’a pas touchée depuis qu’il a relevé son voile et goûté ses lèvres acidulées, se réservant pour la nuit de noces. La laissant seule dans la salle de bains, il est sorti fumer une pipe sur le perron. Il ne l’a plus revue depuis. Seul son potager, quelque peu dérangé témoigne du passage de la jeune femme. Des empreintes de pas courent de l’arrière de la maison jusqu’à la clôture. Les laitues ont été épargnées, les rangs de haricots sont de guingois, quelques pousses d’ail sont couchées et les semis d’endives, plus dégagés, ont été écrasés par trois foulées plus profondes. Des ronds d’herbe plus tassée témoignent de l’attente d’une personne dans le verger, de l’autre côté de la barrière.

Todd, jeune Irlandais arrivé depuis peu au village, se voit contraint de partir précipitamment. Les anciens ont jasé et les jeunes mères ont causé. Tous ont remarqué le regard pétillant de Cybelia lorsqu’elle croisait sa route en allant au marcher, même si personne ne sait qu’elle l’a rejoint au crépuscule au lieu de célébrer ses épousailles avec Alistair à la salle communale. Chargé par le meunier d’entreposer la farine fraîchement moulue sous une bâche à la minoterie, son travail conséquent justifiait pleinement son absence à la cérémonie. La perspective de leur fuite nocturne lui a donné du cœur à l’ouvrage et, lorsque les cloches tintaient à tout va en l’honneur des nouveaux époux, il terminait déjà sa tache. Le temps lui a paru si long jusqu’à l’heure dite ! Mais comme il a été récompensé quand, tout au fond du verger de l’ermite, à trois lieues du village, cueillant adroitement des cerises pour son aimée, il s’est retourné et l’a vue entièrement nue, sa robe de mariée délicatement étalée au sol.

C’est en pleine nature, sous l’œil complice d’une chouette chevêche, que Todd et Cybelia ont consommé le mariage de cette dernière. Passant une simple tunique et laissant derrière elle la robe par trop voyante, elle reprit sa route jusqu’à l’abri de la forêt, convenant que Todd rejoindrait la noce pour constater, comme tout le village, la disparition de la mariée. Il reviendrait d’ici dix jours, le temps que les recherches s’essoufflent et que les soupçons se diluent dans l’abondance de personnes douteuses entourant la jeune femme. Seulement, à peine cinq jours plus tard, un chasseur de passage a trouvé le cadavre de Cybélia, rigide et froid près d’un étang. La partie droite de son visage avait été dévorée par un sanglier, et, la sage-femme du village l’attesta par la suite, sa vertu n’était plus. Averti par la rumeur des villageois échauffés, Todd quitta le moulin en quatrième vitesse. Sans connaître le sort funeste de son amante, il se mit à fuir éperdument, suspectant que rien ne calmerait la foule avant que son sang ne soit entièrement répandu sur le sol desséché.

Aiguillé à l’occasion par les renards du pays, du crépuscule à l’aurore, fantôme parmi les ombres, il court toujours depuis ce jour.

La boutique de la nuit

2h07, je descends le rideau de l’épicerie 7J, je le cadenasse soigneusement, puis, comme chaque soir, j’éteins l’enseigne, entérinant la fermeture. Après 8h passées derrière le tiroir-caisse, à faire de la mise en rayon ou des mots croisés, je respire à pleins poumons l’air frais d’octobre. La lune est pleine, mais j’ai du mal à appréhender la quantité d’étoiles avec les lampadaires allumés. Je marche lentement, savourant les mouvements souples et nonchalants qui me ramèneront chez moi. Au passage piétons, je m’arrête, attendant le feu vert, juste pour le plaisir d’une pause alors que la rue est déserte.

En traversant, je sens une petite main agripper mon coude et me tirer en arrière. Je ne cherche pas à résister, et, au moment où je me retourne pour voir qui m’attrape, une Chrysler passe à toute allure, tous feux éteints, grillant le feu rouge pourtant bien installé. Je cherche autour de moi qui remercier pour m’avoir, au choix, sauvé la vie ou évité de grandes souffrances, mais je ne trouve qu’une carte de visite, tache blanche au niveau du sol. “La Nuit, boutique sur mesure, ouverture éphémère”. Rien au verso, pas le moindre plan ou numéro à contacter. La carte est comme neuve, il est improbable qu’elle soit tombée aux heures de pointe, elle aurait été piétinée, écornée, salie, déchirée.

Je fais un tour sur moi-même pour retrouver mon ange gardien, mais nulle trace d’une quelconque conscience dans les rues désertes. Quand je vais pour reprendre la route de mon appartement, le passage piétons a disparu. Je regarde de tous côtés, des fois que je sois juste désorienté, mais non. Je ne reconnais pas l’intersection. Derrière moi, l’enseigne de l’épicerie est de nouveau allumée. Je retourne sur mes pas, hésitant. Peut-être, par automatisme, ai-je cru éteindre sans le faire réellement ? Accélérant l’allure, j’arrive devant le rideau de fer. Ouvert. Au comptoir, je me vois tendre un sachet et rendre la monnaie. Les néons à l’intérieur sont éclatant, je plisse les yeux et m’approche pour mieux voir.

Je suis effectivement assis derrière la caisse, faisant passer machinalement quelques articles devant le scanner. J’entre, déconcerté. Je me salue d’un “bonjour” plutôt timide auquel me répond un “bonsoir” énergique. C’est bien mon intonation de voix. Je ressors de la boutique, cherchant des caméras ou le détail qui trahirait un canular. Levant la tête, je vois que l’enseigne lumineuse, toujours allumée, indique “7 nuits”, au lieu du 7J habituel. Mis à part mon sosie, personne ne m’a adressé la parole.

De retour à l’intérieur, je fais le tour des rayons, qui suivent un plan similaire à celui de mon épicerie, mais les références ont changé. Je ne trouve plus les pâtes, les packs de lait ni les bouteilles de vin. Sur les étagères, des boîtes à perte de vue, toutes identiques, des cubes bleu nuit de dix centimètres de côté, excepté leurs inscriptions, en petites lettres jaunes. Ici, nous trouvons du “sommeil de plomb”, de la “fièvre”, des “envies”, de la “nostalgie”, de l'”assurance”, de la “chaleur”, des “éclats de rire”, de l'”inspiration”. Le rayon suivant est plutôt branché astronomie : “Voie Lactée”, “Trou noir”, “Perséides”, “Vénus”… Le suivant a une tournure plus onirique : “le pays des Elfes”, “Voyages dans le temps”, “Animaux Fabuleux”, “Superpouvoirs”, “Vols et apnées”, “Sueurs Froides”, “Plus Vrai que Nature”… Et ça continue comme ça, allée après allée.

Troublé, je m’approche de la sortie, me cherchant du regard. Je me souhaite une bonne soirée, de l’air du client qui passait pour voir mais n’a rien trouvé. Je m’entends répondre qu’il me reste encore six visites, et “bonne nuit bien sûr !”

Je marche, sur pilote automatique, jusque chez moi. Les vingt minutes de trajet se déroulent cette fois-ci sans encombre. Du mini-balcon de la cuisine, je regarde la ville, paisible, sous mes pieds.  En levant le nez au ciel, je jette un dernier coup d’œil à la lune avant d’aller me coucher, épuisé. Elle est magnifique, simple lame de poignard lumineux, jouant à cache-cache derrière un nuage qu’elle déchiquette.