Le blues de la designer

Mon amour est partie. En train, comme d’habitude. Elle part toujours en train, passe sa vie en TGV, saute de gare en gare.

Ça me rendait terriblement fière de savoir qu’à chacun de ses voyages, elle se lovait dans un siège imaginé et dessiné par moi-même. J’ai fait du zèle lorsque nous avons commencé à nous fréquenter. J’ai créé des trains qui pourraient lui plaire. Des espaces plus grands pour les jambes, des tissus oranges et violets – ses couleurs préférées, la possibilité d’incliner son siège à sa guise. Le tout confort pour lui susurrer mon amour sur la route qui la ramenait vers moi.

Mon amour est partie en me laissant sur le quai de la gare un soir de décembre. Pour s’en aller trouver une femme, voyageuse et passionnante, évidemment. Le sac vissé aux épaules, elles sillonnent de concert la France et l’Europe, nourrissant leur complicité dans la bulle que j’avais un jour créée par amour.

Je continue d’équiper des trains, c’est mon métier et j’y suis bonne. Je pense encore à elle au moment de choisir l’agencement des wagons. La prochaine génération de TGV sera festive, l’intimité réduite au maximum. Des carrés partout, c’est ma manière (anonyme et mesquine) de lui crier le mal que j’ai à vivre sans elle.

Quatre voyageurs en vis à vis qui se regardent dans le blanc des yeux en se cognant les genoux pendant 3h de trajet. Impossible de baver en dormant discrètement. D’ailleurs, impossible de dormir : chaque affaissement du corps se termine en excuses bredouillées par les malheureux voisins. Évidemment, les marques de tendresse s’exposent aux voisins voyeurs, ce qui peut refroidir quelques ardeurs. Une tablette raccourcie pour ne laisser l’illusion d’une séparation qu’aux chanceux près des fenêtres. Trop étroite pour que les deux puissent s’en servir confortablement, elle oblige les demandes polies et les compromis résignés. Un espace réduit pour stocker les bagages, obligeant parfois les plus chargés à garder un sac sur leurs genoux ou à leurs pieds, limitant encore les mouvements qu’ils osaient faire sans gêner leurs voisins. Et une couleur gris-vert, pour propager ma morosité au nouveau couple qui me brise le cœur.

Comme chacune de mes trouvailles permet de remplir un peu plus les trains et augmente donc la productivité de mes patrons, je suis plébiscitée par de nombreuses compagnies. Je n’ai pas encore osé styliser mes œuvres d’un joli “créé pour votre confort”. Mes employeurs l’ajouteront sûrement, à un moment ou à un autre. En attendant, je guéris peu à peu en riant de mon culot. Peut être aurai-je bientôt le cœur à m’attaquer aux premières classes.

Et ça oublie de désirer

Les tâches s’ajoutent les unes aux autres, se succèdent sans relâche. La tête à peine hors de l’eau qu’il est temps de replonger. Tenir une brasse coulée sur toute une année, ça nécessite de l’endurance. De la suite dans les idées, comme on dit. Et contrairement à ce qu’il en est lors de mes séances de natation, mes pensées ne vagabondent que très peu, tenues en laisse par l’impératif de l’urgence.

Quand le cerveau travaille en pagaille, quand il n’a plus ses aérations récréatives, il s’emprisonne tout seul. Plus de temps pour le désir, pour la création. Focalisé sur son objectif en ligne droite, il tourne en rond, ne sait plus ce qu’il veut ou pas. Ne se rappelle plus ce dont il a besoin pour fonctionner. La source se tarit, le foisonnement s’appauvrit jusqu’à ne plus imaginer d’autre horizon que l’échéance qui arrive régulièrement.

Foutue routine qui grillage les envies ! Je veux du rêve, de l’art dans ma vie, du créatif, des désirs à ne plus savoir qu’en faire. De la frustration qui fait avancer ! Sans temps libre dans ma tête, pas d’envie, plus de moteur. Plus d’ailes.

Cher Père Noël, cette année, j’aimerais que tu me redonnes des envies. Que tu remplaces les utilitaires que je t’ai demandés par un millier de désirs inassouvis qui dessinent des limites à dépasser. Que tu mettes un peu de temps dans mon cerveau, du temps pour buller, que je retrouve le goût de l’ennui et du fourmillement créatif qu’il annonce. Que je retrouve mes milles envies gourmandes, mes fantasmes à la pelle qui égaient le quotidien amoureux. J’veux du soleil et des projets, des défis, des rires, de la danse et des rôles de non moi à jouer pour nourrir le monstre professionnel qui engloutit peu à peu chaque aspect de ma vie.

Where is my mind ?

Où est ma tête quand j’écris ?

Je peux lire – marcher – courir – nager – parler – manger et sans prévenir les mots coulent dans cette tête, liant un ailleurs à un maintenant. D’un coup vient cette furieuse envie de noter sur n’importe quel support – papier – mouchoir – carnet – téléphone – main – table – tête. Frénétiquement les phrases tournent jusqu’à s’ajuster. Sans que je ne fasse rien que laisser ma tête vagabonder à l’affût de ces mots qui ne demandent qu’à l’envahir.

Si l’instant passe sans que rien ne soit gravé, peut être les assemblages seront-ils perdus à tout jamais. Il y a un temps pour tout. Et certains textes inachevés le resteront très certainement, le train des mots étant parti. C’est un peu comme le sommeil cette affaire là, quand on rate le coche on peut attendre un bout de temps. Et on ne sait pas sur quels rêves on va tomber à retarder comme ça le moment de céder à l’inconscient impératif.

À qui appartient ma tête quand j’écris comme ça ? À qui appartiennent mes mots, mes textes ? Quand je ne sue pas sang et eau pour poser trois paragraphes mais que s’écoule venue d’on ne sait où une espèce de prose déjà posée, déjà pensée. Suis-je tout juste bonne à l’enrobage, à raccrocher et lier les formules comme un cuisinier prépare son menu ? S’il est formidablement exaltant de voir ces cascades de mots se déverser dans ma caboche-réceptacle, l’impression de dépossession de moi-même qui en résulte est à la fois très excitante et un brin effrayante. Qui suis-je donc quand j’écris ?

Les mots bleus

L’espace de trois pas dans ma journée, je vous croise et vous regarde franchement. J’espère de tout mon être que les mots coulent directement de mes pupilles aux vôtres, sans passer par le langage que je ne prends pas souvent le temps de dérouler. Entre deux battements de cils, je vous crie muettement “Vous existez ! Mesdames, Messieurs, vous existez. Je vous vois, je vous salue du coin de l’œil. Voyez, vous existez”. J’espère que vous arrivez à ne pas l’oublier. Parfois je me pose la question quand je vous vois vous recroqueviller, tenter de vous invisibiliser pour passer entre les gouttes d’indifférence qui vous aspergent à chaque crue de la marée humaine.

Alors quand je vous donne un “Bonjour Monsieur” ou un “Bonne journée Madame”, j’espère présomptueusement vous ajouter une couche de consistance. Avant que vous ne désexistiez aux yeux du monde, que vous ne perdiez votre reflet dans le miroir. Vous existez, n’en doutez pas. Et il y a encore des adultes qui ont des yeux, directs descendants de ces enfants qu’on tire par la main pour leur apprendre à ne plus vous voir. Ça ne vous nourrira pas ce soir, mais qui sait, peut être que ça vous réchauffera l’espace d’une seconde dans votre longue journée…

Casse-noisette

bulle savon

Montparnasse, 7h45. Le ballet a déjà commencé, mais s’est-il seulement arrêté ?

Mouvements chronométrés, chorégraphiés, précision d’horloger. Quand chaque passant devient figurant, le ballet s’emballe. Le sixième sens guide les pas. Conscience de soi, conscience des autres, chacun dans sa bulle.

Les bulles parfois se frôlent. Secondes en suspens : vont-elles rebondir, se déformer, éclater ? Les personnes dans ces bulles vont-elles s’effleurer, se collisionner, se rencontrer, se regarder, se mélanger ?

Que se passe-t-il quand la bulle pour un instant s’estompe ? Ou quand elle s’opacifie, gelée par le froid de l’âme qui engourdit les sens ? Ou alors quand deux bulles distantes, le temps d’un regard prolongé, s’aspirent et fusionnent ? Le reste du monde, les autres bulles sont elles automatiquement agglomérées ou disparaissent-elles dans les limbes de la conscience ?

Perdue dans mes pensées inspirées par le ballet dont je suis danseuse à contre-cœur, j’exécute à coup de réflexes pas de côté, changements de rythme et mouvements d’ensemble.

Un jour, quand j’aurai le temps, je regarderai de bout en bout le spectacle de la gare en heure de pointe.