Du noir de ma cellule me parviennent des hurlements. Ils me semblent assez près, peut-être la cellule attenante à la mienne, mais je n’ai pas de certitude, je suis désorienté. Et les hurlements ne cessent pas. Ils se font plus intenses, comme si la personne hurlait en apnée pendant de longues minutes. Puis se transforment en pleurs spasmodiques, en plaintes rauques, d’une voix prête à rompre mais qui gémit encore. Enfin, au bout de quelques heures, la voix s’épuise et le silence retombe. Le même noir d’encre m’entoure, à tel point que je ne sais pas si mes yeux sont ouverts ou fermés. J’ouvre grand mes oreilles et tente de percevoir un bruit de pas, un raclement, une voix, une toux. Le vent qui tempêtait lors de mon arrivée. Plus rien. Seul au monde, oublié dans ma cellule.
Je n’ai pas mangé depuis mon incarcération, j’ai soif, je pue la transpiration, mais personne n’est passé. Cette absence totale de sons m’oppresse plus que les hurlements de tout à l’heure. Nul signe de vie à part moi, et encore, j’en viens à en douter. J’essaie de me concentrer sur ma respiration, les battements de mon cœur mais je panique. Je ne me reconnais pas, rien de moi ne me semble plus familier, j’ai l’impression de m’entendre pour la première fois, ou de m’inventer des sons pour me rassurer. Peut-être que j’ai disparu et que je ne m’en suis pas encore rendu compte ? Je n’ose même pas parler de peur de ne pas entendre ma voix. Il faut que je focalise mon attention sur le passé, cet implacable présent m’engloutit et m’épouvante.
J’ai choisi le cachot N°8 pour y passer la semaine et je ne sais déjà plus depuis combien de temps je suis là. Une expérience de vie, une opportunité à saisir, j’étais enthousiaste à l’idée de mettre ma liberté entre parenthèses pour une courte semaine. À un moment de ma vie où je me sentais à l’étroit dans mon quotidien, lié par d’innombrables fils entrelacés à mon travail, mes factures, ma famille, je trouvais intéressant de retrouver la sensation de liberté pleine et entière que je ressentais plus jeune. Et quoi de plus approprié que la privation pour réapprendre la satiété ? D’anciens contacts, j’ai trouvé la piste de ces cachots gérés par une société discrète mais très présente dans certains milieux. J’ai signé pour une semaine de vacances complètement déconnectées (c’est la formule-type conseillée pour évoquer mon séjour carcéral à mon entourage), ne connaissant du “programme” que ma date d’entrée et de sortie.
En arrivant (hier ou depuis plus longtemps déjà ?), j’ai fumé une dernière cigarette, envoyé un sms “bien arrivé <3” à ma femme ; j’ai enfermé mes possessions dans un coffre-fort à combinaison, signé une décharge et j’ai souri à la personne masquée qui m’a pris en charge. Je n’ai même pas pris le temps de regarder une dernière fois le ciel par la grande fenêtre à croisillons avant de descendre au sous-sol. J’ai apprécié la descente au chandelles, les vieilles pierres, les marches inégales, l’odeur humide, l’écho de nos pas et mon guide qui ne décrochait pas un mot. J’ai quand même eu un moment d’arrêt, une boule dans le ventre quand, sous le N°8, j’ai distingué une très lourde porte, bois et métal, sans la moindre fente. Ni serrure, ni passe-plat, ni œilleton, rien. Seul un panneau de bois, d’une seule pièce, renforcé de métal aux jointures et au centre.
Mon guide s’était arrêté, il a ouvert la porte à l’aide d’une carte magnétique, m’a laissé entrer et est ressorti sans un mot en me laissant la chandelle. J’ai fait le tour des quelques mètres carrés qui allaient m’accueillir la semaine. Un matelas et une couverture au sol dans un coin, des ombres sur les épais murs de pierre, traînées brunes non identifiées (j’ai préféré ne pas m’en approcher de trop près), un immense miroir au plafond dans lequel je me suis senti tout petit en levant les yeux. C’est tout. Pas de toilettes, de lavabo, ni fenêtre ni soupirail (évidemment). Je n’ai pas non plus trouvé de système de ventilation, mais la flamme de la bougie tremblotait au sol, c’est donc que l’air circule, d’une manière ou d’une autre. Une vague odeur de détergent, un arrière goût minéral, mais aucune trace de la puanteur qu’on s’attend à sentir dans ce genre d’endroits. J’ai encore observé le miroir, hors de portée de main mais captivant. La lumière tremblante, les ombres dansant tout autour, le matelas désolé et moi, à l’envers, en simple blouse, assis en tailleur sur la couverture et me regardant dans le plafond. C’était apaisant.
Puis la chandelle s’est entièrement consumée. Et dans le noir, j’ai pensé qu’à aucun moment on ne m’avait expliqué le déroulement de ma semaine. Allai-je rester seul ? Comment allait-on me nourrir ? Où pouvais-je faire mes besoins ? Y avait-il des corvées, de l’exercice physique ? Je n’avais posé aucune question depuis ma réservation, soucieux de renvoyer une image décidée et ferme à mes interlocuteurs. À l’instant où j’ai compris que je n’avais aucun moyen de voir ce qui m’entourait, j’ai regretté cette manifestation d’orgueil mal placé. Et j’ai ri de ma stupidité, un peu rassuré en songeant que la semaine à venir m’apprendrait l’humilité et me redonnerait le goût de vivre ma vie (ou le courage d’en changer, pourquoi pas ?).
Dans les ténèbres qui s’éternisent, le hurlement a repris. Voix cassée, on jurerait les cordes vocales à vif, la terreur suinte dans ce cri qui n’en finit plus. Je me bouche les oreilles à deux mains pour tenter d’y échapper. La plainte s’amplifie, déformée. Je panique, me tape la tête au sol pour couvrir ce cri trop humain. Mais toujours retentit ce mugissement, directement dans mon cerveau. Je meurs de soif et j’ai un goût de sang dans la bouche. Attentif à ma douleur, je porte les mains à ma gorge. Elle est raide, tendons saillants et elle vibre. Elle vibre, émettant une note unique qui me glace le sang.