Saint-Étienne, le 15 mai 2028
“Éloignez-vous de la bordure du quai, s’il vous plaît”.
Aussitôt l’annonce terminée, le quai noircit d’une foule qui n’attendait que ce signal pour se précipiter à l’assaut du train qui entre en gare, le dernier avant longtemps. Mon sac ramené contre ma poitrine, je joue des coudes au milieu de la masse qui s’agite comme des mouettes survolant le sillage d’un chalutier. J’ai peu de temps pour monter dans un wagon déjà bondé, les portes se referment de force tandis que les déçus tapent sur les vitres ou crient leur frustration ou leur désespoir. Ils n’ont aucun moyen de prévenir ceux qu’ils essaient de rejoindre, plus d’autre choix que de marcher ou d’attendre le passage incertain d’un prochain convoi.
Tous ceux qui disposaient d’un moyen de transport et d’un peu de carburant (ou mieux, de vélos) sont partis rejoindre les campagnes ou les petites villes de province. La quarantaine passée, les trains recommencent à circuler, sporadiquement. Je tente ma chance sur la ligne Lyon / Clermont-Ferrand, en espérant trouver refuge dans un village de la Loire. Je suis en bonne santé et je peux travailler dur, remplacer les ouvriers agricoles qui manquent à l’appel, en échange du gîte et du couvert. Un regard autour de moi me confirme que nous sommes nombreux dans ce cas, il faudra que je me démarque pour me faire embaucher, ou que je trouve une ferme abandonnée pour refuge. Maintenant que la pandémie de 2026 est enfin derrière nous, il est temps de ramasser ce qu’il reste du pays.
Cette pandémie, personne n’y croyait. Une énième crise sanitaire pour écouler les stocks de vaccins et de médicaments des industries pharmaceutiques, ça sentait le scandale à plein nez. Moi la première, je n’ai compris l’ampleur du problème que bien trop tard. Un nouveau virus, le HAR, transmis par le moustique tigre – devenu très commun sur une grande partie de la planète avec la hausse des températures – s’est répandu dans la population comme une traînée de poudre. Comme il n’était a priori pas mortel et relativement bénin (tout au plus de la fièvre et des douleurs articulaires passagères), les autorités n’ont pas financé massivement les recherches de traitements. Quand la grippe saisonnière a tué plus que qu’à l’accoutumée, il y a de cela trois ans, des études ont été menées. Lorsque les deux virus cohabitent chez une même personne, celui de la grippe est plus virulent et le patient meurt rapidement. Cela a été confirmé l’hiver suivant. Les autorités de tous les pays ont alors tenté de juguler la crise, certains faisant un stock de vaccins anti-grippe, d’autres investissant dans la recherche sur le HAR. Puis, devant le nombre de personnes co-infectées, les chefs d’État ont pris, les uns après les autres, des mesures de confinement de la population pour éviter, enfin, la propagation de la grippe. Bien trop tard en ce qui nous concerne, la population française a été décimée et les survivants sont éparpillés. Les dictatures ont été plus rapides mais ont quand même subi de lourdes pertes.
Les gares défilent, les voyageurs s’entassent, je m’enfonce dans mes pensées. La majorité des travailleurs d’hier sont morts, les sans-abri les avaient précédé dans l’indifférence générale et les patrons, après les grandes faillites, sont devenus les nouveaux pauvres. Les survivants ruraux s’en sortent mieux que les autres, pays d’Afrique et d’Asie en tête. Les pouvoirs sont redistribués, le rythme de circulation des marchandises, personnes et nouvelles s’est considérablement ralenti. Le Monde redécouvre le présent après de longues années frénétiques, laissant la planète respirer un peu et renouveler ce qui peut l’être. Comme ça ne va pas durer très longtemps, je me prépare. D’abord, un travail agricole, une bonne situation, être autonome. Ne plus être pauvre. Ne pas rater le coche. Noirétable, ça sonne bien. Je descends, prête à entamer ma nouvelle vie.