L’encrier s’est malencontreusement renversé sur le poème en cours d’écriture. Dans la hâte d’écrire, dans l’euphorique élan d’une irrépressible inspiration, un faux mouvement, un geste irréfléchi, non contrôlé. Une tache se forme, déforme déjà le parchemin, se répand sur les mots. Sidération. Arrêter immédiatement l’écriture en cours, perdre l’élan créateur. En réaction à l’effroi des mots recouverts, l’urgence d’éponger cette tache avant qu’elle n’atteigne l’ensemble du texte. Suspendre le geste, l’atténuer : effacer la tache, c’est prendre le risque d’effacer les mots en dessous, de percer le fragile vélin. Ne rien faire, c’est prendre le risque de gâcher à jamais ce bout de poème, de voir la tache s’élargir et de rendre illisible, incompréhensible, l’ensemble du texte. Tapoter, tamponner doucement, pour absorber l’encre au mieux, en évitant le plus possible de toucher aux mots jouxtant l’éclaboussure, encore indemnes. Et puis ne plus toucher à rien.
Hésiter à poursuivre l’écriture ou à recommencer sur une page blanche. D’un côté, la peur de commettre un nouvel impair freine la plume. D’un autre côté, réécrire le texte, c’est écrire un nouveau poème et laisser l’ancien en suspens. On ne peut tout simplement pas écrire deux fois le même poème.
Une troisième direction. Attendre que l’encre sèche et blêmisse. Voir quels motifs elle dessinera. Les mots seront-ils encore déchiffrables en dessous, par transparence ? La tache une fois séchée par le temps, sera-t-elle finalement hideuse, comme une bavure dénaturant à jamais le poème ? Révèlera-t-elle une forme inédite, éclairant le texte ainsi illustré d’un sens inattendu ? Laissera-t-elle une simple marque, légère, comme une cicatrice, une imperfection parmi tant d’autres sur le cuir tendu ?
User du temps comme constituant à part entière du poème avant d’y poser de nouveaux mots. Le laisser suivre naturellement son cours, sans chercher à le retenir, à le figer, à l’oublier. L’accepter enfin pour ce qu’il est : l’alchimiste qui transforme l’infinité des possibles en présent, les présents en souvenirs, et les souvenirs en poésie.