Retour d’expérience

Cette histoire a lieu après les évènements de “La boutique de la nuit

Deux mois depuis qu’Isabel m’a quitté. Pour la douzième nuit consécutive, je ne trouve pas le sommeil et je sors déambuler dans la rue jusqu’au matin. 3h18, les lampadaires sont éteints dans mon quartier, il n’y a pas de lune pour éclaircir les ténèbres et guider mes pas. Épisodiquement, une étoile luit avant d’être happée par un nuage.

Comme lors de mes onze précédentes escapades, je marche au hasard, m’enfonçant seul dans la nuit sans but, anesthésiant mes ruminations dans l’air frais de la ville. À un coin de rue, dans un quartier où je ne suis encore jamais allé, une silhouette menue, enveloppée de la tête aux chevilles d’une longue cape rouge, bifurque dans une ruelle. Intrigué, je la suis de loin, ne souhaitant pas l’effrayer. À chaque intersection, je distingue le tissu écarlate qui disparait, insaisissable mais toujours présent. Franchement curieux, j’accélère sensiblement, espérant lier connaissance avec cette âme qui vagabonde comme moi au cœur des ténèbres, mais la cape rouge ne se laisse pas rattraper. Je déboule sur une large avenue aux devantures illuminées, dans un quartier qui me paraît familier. Plus de trace de la silhouette, mais l’enseigne qui clignote de l’autre côté de la rue me laisse stupéfait. Les 7 nuits, cette boutique que j’avais cru rêver il y a plus de cinq ans.

En entrant dans la boutique, l’impression de déjà-vu est tellement forte que je m’attends à retrouver mon sosie derrière le comptoir, mais c’est un homme plutôt petit, très fluet, au visage juvénile, entièrement vêtu de gris qui m’accueille, une cape rouge suspendue à un crochet derrière lui. D’une voix étrangement grave vue son apparente jeunesse, il me souhaite la bienvenue, m’indiquant qu’il s’agit de ma deuxième visite et qu’il m’en reste cinq. Il me laisse chercher ce qu’il me faut mais se tient à ma disposition si j’ai la moindre question. Je le remercie et j’avance, sûr de moi, vers le troisième rayon à ma gauche.

Je retrouve sur les étagères les cubes bleu nuit aux inscriptions dorées. “Premier baiser”, “Nouvelle rencontre”, “Tous les possibles”, “Fougue adolescente”, “Intimité partagée”, “Effleurement fortuit”, “Serre-moi fort”, “Contacts maladroits”, “Caresses des yeux”, “Slow au camping”, “Flirt innocent”, “Conversations avides”… font face aux “Trahison d’un ami”, “Désir éteint”, “Reproche en public”, “Larmes de solitude à côté d’un corps endormi”, “Petits mensonges ordinaires”, “Espace vital envahi”, “Infidélité découverte par hasard”, “C’est de ma faute, tu n’y peux rien”, “Idées noires à ressasser”… Un espace vide se situe au-dessus de l’étiquette “Rupture soudaine sans explication”, avec un petit panonceau indiquant “rupture de stock”. Sans hésiter, je m’empare d’un cube “Soupir au creux du cou”.

Pour seule indication, sous chaque cube, une étiquette reprend le nom du produit et les intensités dans lesquelles il est disponible, avec une échelle de une à cinq étoiles. Alors que je m’interroge sur les modalités de paiement, le gérant s’approche de moi et m’explique que pour retirer une boîte, il me faut céder à la boutique une expérience d’intensité au moins équivalente à celle que je désire, le choix de ce que j’échange étant entièrement laissé à mon appréciation. Je hoche la tête et le suit jusqu’à la caisse, où je précise que je souhaite une intensité de trois sur ma boîte de “Soupir au creux du cou”. Il me demande si c’est pour moi ou pour offrir, et, devant mon incompréhension, m’explique que tous les cubes peuvent être offerts à d’autres personnes, qui n’ont pas la possibilité de les refuser, mais que l’expérience échangée est nécessairement la mienne. Je lui indique que c’est pour moi et que je peux compléter la place vide au niveau de “Rupture soudaine sans explication”, pour une intensité de quatre, si c’est possible.

Il me tend alors un cube vide, que je dois tenir contre mon cœur pendant que j’évoque une dernière fois le tourbillon d’émotions que j’ai ressenties lorsque Isabel est partie. Je revois sa valise prête sur le lit, ma panique au moment où j’ai levé les yeux sur son visage désolé mais résolu, le vide béant croissant au fond du cœur les jours suivants, l’hébétude, l’impression cotonneuse au quotidien, et les mille questions auxquelles elle n’a jamais répondu. Je revis ce souvenir avec toute la violence de cette première fois, sans l’atténuation que ces deux derniers mois avaient pu me procurer. Et puis plus rien. Une fois que cette évocation douloureuse est terminée, la torpeur et l’asphyxie qui m’accompagnaient depuis le départ d’Isabel disparaissent, me laissant une légère sensation de vertige. Le vendeur récupère avec précaution la boîte que je serre toujours contre mon cœur et me donne le sachet contenant ma précieuse acquisition.

En sortant de la boutique, il fait presque jour et Mars brille d’une lueur orangée dans le bleu encore sombre au-dessus de la clarté de l’aurore. Étrangement serein, je rentre chez moi sans douter de mon itinéraire. Allongé sur le sofa, appréciant le lever du jour à travers la baie vitrée du salon, je fais tourner délicatement le cube bleu entre mes mains. Sans impatience, parfaitement confiant, je ferme les yeux et ouvre la boîte. Je sens alors comme un corps pressé contre le mien, que je ne peux saisir mais qui m’emplit d’une sensation de plénitude. Un souffle parcourt mon cou, léger au niveau de l’arrière de l’oreille, et de plus en plus chaud et profond à mesure qu’il descend  vers la clavicule, laissant à peine deviner qu’une pointe de langue pourrait suivre cette haleine déposée sur ma peau. Mon épiderme se fait chair de poule, un puissant frisson, courant de la racine des cheveux aux ongles des orteils, m’emporte enfin dans un sommeil profond.

Exhibition

La femme invisible esquisse les contours de son corps sur le miroir. Elle recouvre son non-reflet de peinture rouge, appliquée à petits jets précis. Elle se dessine à nu aux yeux de tous, révélant un organe après l’autre en monochrome. Elle reproduit à l’instinct les palpitations qui la troublent et l’obsèdent. Elle traduit comme elle le peut le sang qui bouillonne dans ses veines indécelables, les pulsations dans ses tripes, le martèlement à ses tempes, la fébrilité de ses doigts, la chaleur qui presse son bassin, le gonflement rythmique de son cœur, les oppressions régulières de sa poitrine, et le tourbillon qui s’agite sous son crâne. Au final, elle contemple l’homonculus qu’elle vient de créer, sonde ses sensations dans toutes leurs subtilités pour le peaufiner.

Son autoportrait achevé, elle se reconnaît à présent pleinement dans le miroir. Elle s’en détache lentement, laisse la place libre devant la psyché. Elle guette. Calme la frustration sourde de n’avoir toujours pas de consistance en observant les réactions du public devant sa projection livrée en pâture. Rosit enfin, par petites touches sur les joues, le front, le creux du cou, devant les regards fascinés ou stupéfaits de celles et ceux qui l’ont côtoyée, juste effleurée toutes ces années sans jamais en avoir conscience. Jusqu’à prendre sans réserve sa place dans le monde, parmi ces milliers d’enveloppes charnelles, aussi transparentes et frémissantes qu’elle-même.

Ça biche

Je suis cachée dans le champ de maïs, tout en bordure. Je regarde passer les voitures, couchée entre les grandes tiges, en attendant que la nuit tombe. Depuis que je suis une biche, je n’ose plus sortir en journée. Je n’ai pas réussi à me faire accepter par une harde, mon odeur est restée trop humaine et j’effraie mes nouveaux semblables. Seule, je suis terriblement vulnérable, d’autant que je sais exactement comment se comportent les humains avec des animaux isolés dans leurs plantations. Alors je passe mes journées à attendre, tapie, protégée du soleil, du vent, des regards.

La nuit, je cours. Je commence par boire à un des étangs de  mon entourage, et puis je cours à perdre haleine. Je bondis, je cabriole, je vole presque. La puissance de ces nouveaux muscles, c’est tellement grisant ! Et quelle endurance ! Moi qui crachais mes poumons en montant les escaliers du métro, je cours des heures sans m’arrêter, tout en fluidité. Mes yeux sont totalement adaptés à ces escapades, j’ai un sens du détail remarquable dès qu’il y a un rayon de lune pour éclairer la campagne ou les sous-bois. Quand je me repose enfin, une heure avant l’aube, je profite du ciel étoilé, qui brille pour moi de mille feux. Je n’avais pas idée de la richesse de cette vision quand j’étais humaine. Je m’estimais déjà heureuse de distinguer quelques constellations. Là, je me sens entourée de millions de point lumineux, même si, très bientôt, je n’aurai plus la conscience de ce qu’un million représente.

J’ai remarqué récemment qu’au fur et à mesure que je m’adapte pleinement à mes potentialités de biche, je perds quelques facettes de mon humanité. Déjà, je peux rester des heures totalement immobile sans être harcelée par des pensées en cascade. Je ne fais plus de listes. Je perds régulièrement le mot, mais je sais me contenter d’être. Je connais encore les nombres, mais je ne calcule plus. J’utilise juste les données de mon environnement au mieux, sans passer par ma conscience. Je garde en tête la musique, des ritournelles tournent parfois dans l’air, sans que je puisse les chantonner. Bientôt, sans plus personne pour l’utiliser, j’oublierai mon prénom. Alice.

Tant qu’il y a de la vie…

Je suis une lueur d’espoir. De celles qui, tremblotantes, vacillantes, vous tiennent éveillés au cœur de la nuit. Délicates, minuscules loupiotes, allumées au hasard d’un malentendu, d’un mot de côté, d’un désir profond et tenace. Imperceptibles braises que vous ranimez coûte que coûte du plus léger des souffles, par peur des ténèbres tapies autour de vous, prêtes à bondir et vous engloutir.

Je suis cet horizon, tâche d’encre qui coule, se répand, corrompt chacune de vos pensées, le moindre de vos rêves. Celui qui toujours se dérobe mais vous pousse à prendre la mer, aller simple pour un très hypothétique meilleur ou pour un cauchemar sans réveil.

Je suis l’insensé, l’impossible, le fulgurant espoir qui chante à tue-tête sa ritournelle, en boucles obsessionnelles assourdissant le quotidien, le routinier. Celui qui revient, puissant raz de marée, quand votre esprit fébrile ne veut pourtant s’accorder aucun penchant pour l’optimisme, terrorisé par la hauteur de la chute qui l’attend.

Je suis l’instrument qui nourrit les hommes et les nations, celui qui donne le courage de l’attente aux opprimés, qui calme les esprits échauffés jusqu’au moment propice. Celui qui, entre des mains astucieuses, vous pousse à marcher au pas, fleurs aux fusils, tendres chairs à canons si prompts à vous saisir de moi.

Je suis l’infime poison, finement distillé, administré au goutte à goutte à ceux qui, pourtant prêts à capituler, enfin apaisés devant l’inéluctable, sursautent, cabriolent et s’accrochent encore, quitte à y perdre leurs derniers fragments d’âme.

Amours fantômes

Ça fait cinq ans que je suis morte et j’ai l’impression d’avoir quitté la maison ce matin. Le petit mot que je t’ai écrit il y a huit ans est encore scotché sur la huche à pain. Un vieux calendrier de 2018 traîne dans un recoin, tu n’as pas pensé à le jeter. Le jardin est magnifique, tu as vraiment fait du beau boulot. Mon jasmin s’est fortifié et a bien résisté aux dernières gelées. Sans moi pour t’arrêter, tu as encore étendu le potager. Tu y passes la majeure partie de ton temps libre, ça me rend triste et heureuse à la fois : tu y as toujours été à ta place. Tu t’es mis à la cuisine pour écouler les stocks de légumes, c’est bien. Ça a l’air délicieux ce que tu prépares le soir, j’aurais bien aimé en profiter aussi ; je ne sais pas si ça te coûte autant qu’avant de passer du temps en cuisine ou si ça te rapproche un peu de moi. Je suis contente que tu continues de voir ma filleule, même si rien ne t’y oblige. Elle a bien grandi maintenant, j’aurais tant aimé l’accompagner sur le bout de chemin qu’elle parcourt en trottinant. Qu’est-ce que je suis fière quand je vois le caractère qu’elle a ! Les amis sont souvent là, je suis contente de les voir à tes côtés. Et quand vous sortez le tarot et la menthe pastille, je sais à quel point je suis proche de vous. Ta chance n’a pas tourné, tu as toujours des jeux catastrophiques, et tu bluffes toujours aussi mal… Il y a quelques nouvelles têtes, qui ramènent le fromage pour la raclette ou la viande pour le barbecue. Ils ont l’air vraiment sympas, ils apportent des rires et du bon vin, un peu de légèreté, eux qui n’appartiennent qu’à ta vie d’après moi.

Cette vie d’après que tu apprivoises un jour à la fois. Quel souvenir que ce nouveau premier sourire, pure lumière sur ton visage cerné, qui m’a crevé le cœur d’une pointe d’amour empoisonné. Je l’avais tant attendu et redouté, ce sourire. Et combien il t’a coûté quand, à sa suite, sans prévenir, un torrent de larmes a roulé sur tes joues, sans que tu puisses l’endiguer d’un poing rageur. Tu y arrives mieux, maintenant. Le vide que j’ai laissé est moins béant, tu peux penser à moi sans tristesse. Tu peux même ne plus penser à moi du tout pour quelque temps, rire et faire des projets. Vivre.

Il est l’heure pour moi de te laisser. Je ne peux pas rester indéfiniment à me glisser dans l’empreinte de tes bras quand tu dors. Il est plus que temps de laisser à d’autres la chance merveilleuse de passer un bout de vie à tes côtés. Bien sûr, tu découches quelquefois, mais personne n’a jamais encore passé la nuit à la maison avec toi. Je te le souhaite, très sincèrement, mais j’ai l’intime conviction que je volerai en éclats au moment où je verrais tes lèvres se poser sur une autre peau, tes mains suivre avec gourmandise les courbes d’une poitrine dénudée. Alors je vais te laisser de la place, arrêter de fureter de partout. Je reste juste dans le saule pleureur que tu as planté pour moi, entremêlant mes cendres aux terreau pour lui faire prendre racine. Tu pourras venir quand tu veux, je ne bougerai plus, mais je compte sur toi pour faire honneur à la vie qui frémit dans chacun de tes muscles si bien sculptés. Adieu mon amour.