Gravés dans le marbre

Un jour, peut-être on sera vieux. Et puis un jour, pour sûr, on sera morts. Alors, seules deux dates séparées d’un fin tiret témoigneront que l’on a été vivants. On en sera réduits à ça. Deux dates sur une plaque, dans une allée gravillonnée.

Le promeneur, inconscient de son sursis, se racontera quelques histoires pour le frisson. Il devinera l’époux sous sa femme, la mère qui rejoint finalement son fils, sept ans après l’avoir pleuré, il pèsera le poids des trente ans qui ont séparé deux sœurs jumelles. Par quelques soustractions, il évaluera le gâchis des grandes moissons : les jeunes morts de 14-18, 39-45… qui remplissent des allées entières et que des monuments honorent encore. Il visualisera les assemblées endeuillées plus ou moins fournies en fonction du nombre et de la taille des plaques déposées, des fleurs encore fraiches, de l’entretien minutieux des tombes par-delà les années.

Il ne saura rien d’autre de nous que ce que ces dates lui apprendront. Notre âge, notre époque, notre famille proche. Et c’est tout. Toute notre vie, nos joies, nos peines, nos succès, nos renoncements, les jours de fête, les grandes dépressions, nos amours volages, nos amitiés renversantes ou la solitude comme une seconde peau, tout cela se résumera à un tiret entre deux dates gravées dans le marbre.

L’effleureur

Je suis penché au-dessus de ma cible, dans sa chambre au beau milieu de la nuit. Grâce au clair de lune qui pointe entre les persiennes, je distingue une mèche de cheveux en travers de sa joue. Elle dort à poings fermés. Juliette Rubis.

Son nom a été tatoué dans ma paume pendant mon sommeil, entrelacé aux noms de mes contrats précédents. Il ne m’a fallu que peu de temps pour la trouver. Un tremblement dans l’air à l’évocation de son nom, quelques lignes à suivre sur la partition du temps et je visualisais sa demeure. Y pénétrer était un jeu d’enfant. Je ferme les yeux et partage à nouveau les souvenirs fugaces de mon commanditaire. Quelques flashs de lumière qui s’accrochent dans ses yeux clairs. Un demi de bière partagé un soir d’été. Sa jupe qui tremble dans la brise et se colle à ses cuisses. Un swing enchanteur sur le pavé humide, yeux dans les yeux, sourires aux lèvres, mains connectées, pas qui s’accordent sans y penser sur une musique très lente jouée par un orchestre de rue. Rien de plus, tout est là.

Juliette repose, détendue, innocente, juste sous mes doigts. Je souffle imperceptiblement de la poussière d’or sur ses paupières, elles se scellent davantage tandis que sa bouche s’entrouvre, porte entre nos deux univers. J’ai quelques minutes devant moi, si elle se réveille pendant que je travaille, je resterai prisonnier de ses rêves. Je me concentre, inspire profondément et pose le bout de mes doigts sur le front la jeune femme endormie. J’effleure son visage, suis la courbure de la joue jusqu’au menton. Mes mains courent sur sa nuque, son épaule gauche, sans provoquer le moindre frisson. Je n’existe pas pour elle. Me voilà prêt à plonger. Je cale mon souffle sur le sien, je place délicatement ma main sur son poignet et je me laisse emporter par son inspiration. Je suis englouti dans son rêve, où j’ai, je le sais,  l’apparence de mon employeur : un trentenaire châtain, de taille et corpulence moyennes, sans intérêt particulier hormis son émoi pour Juliette, et la fortune qu’il est prêt à payer pour lui inspirer des sentiments réciproques.

En attendant de prendre mes marques, je me cache dans un recoin. Il ne s’agit pas de compromettre l’apparence de mon patron du mauvais côté d’un cauchemar ou dans un rêve insignifiant où son visage resterait aussi médiocre qu’il ne l’est actuellement.

Autour de moi, l’air est gris, les arbres sont ternes, les nuages tellement bas que je n’y vois pas à trois mètres. Je cherche la trace de Juliette, sachant que, comme elle ne peut avoir conscience d’elle-même dans son rêve, je ne pourrai jamais la voir, seulement approcher cet espace qu’elle croit occuper. En marchant lentement, je distingue une zone plus dense, plus sombre et agitée que ce qui m’entoure actuellement. La lumineuse Juliette qui plaît tant à mon commanditaire se ressent donc comme un concentré de noirceur. Intéressant. Je me dirige allègrement vers cette zone, tout sourire et en sautillant. Je fredonne l’air du générique des triplettes de Belleville tandis que le ciel devient carrément orageux. Je fais mine d’ouvrir un parapluie en dansant, celui-ci m’emporte en tourbillons jusqu’au cœur du nuage tandis que le ciel crache enfin ses nuées détrempées tout autour de moi.

Au cœur du grain, je cherche Juliette. Je chante Minor Swing à tue-tête pour m’entourer d’énergie positive. Je perçois une brisure sous un nuage, une faille vers laquelle toute la pluie converge. D’un pas bien plus assuré que je ne le suis, je danse dans cette direction, complètement trempé mais sourire éclatant sur le museau. Je ralentis avant de tomber dans ce que je pense être Juliette. Mon parapluie m’aide à nouveau à me transporter façon Jet-Pack, je tourne à toute allure autour des turbulences jusqu’à les contenir toutes. Je ralentis imperceptiblement, essayant de me resynchroniser sur le rythme de la respiration de Juliette que j’ai gardé en mémoire.

La faille rétrécit petit à petit tandis qu’une pelouse emplie de boutons d’or pousse à vitesse grand V. La pluie se change en crachin qui laisse enfin sa place à un arc en ciel dans une lumière gris électrique. Je me pose en bordure du petit carré d’herbe moelleuse. Je pose un genou au sol et tends la main vers une fleur plus ouverte que les autres. Je ne la cueille surtout pas, je l’effleure simplement du bout de l’index en soufflant un baiser au passage, mes yeux bien plantés là où la tempête faisait rage à peine un instant plus tôt. Un de ses pétales tressaille, je me rends compte que le temps file. Je murmure un “à très vite” avant de m’éclipser en marche arrière, puis de devenir flou et de ressortir de son rêve. Elle a finalement bien bougé pendant son sommeil, le souffle qui me libère ricoche sur son oreiller. Tandis que je reprends consistance, elle agite les paupières. Je dois la frôler une dernière fois pour marquer sa mémoire de l’image de son admirateur. Je passe derrière elle, prêt à me glisser par l’interstice des volets et rejoindre la lune qui se couche. Je dépose mon pouce entre ses omoplates, griffe très légèrement sa colonne vertébrale pour récupérer les infimes cellules qui prouveront la bonne exécution de mon contrat. Elle ouvre les yeux à ce moment-là, se tourne vivement mais n’aperçoit que mon ombre, qu’elle confond avec une chouette planant devant sa fenêtre.

Dans ma paume, les lettres de son nom se réarrangent en un tourbillon stylisé au pied duquel se trouve une fleur flottant au-dessus d’une double-croche. Mission accomplie, je repars avec ce fragment d’âme.

Piqûres de rappel

Le ficus est mort sans toi. Lentement, je l’ai vu décliner. Comme il me faisait penser à toi, aux caresses que tu ne me feras plus, aux mots doux que tu diras à d’autres, j’ai refusé de l’arroser. Je l’ai regardé perdre ses feuilles, l’une après l’autre. Lentement d’abord, puis en cascades jaunies , recroquevillées. Quand j’ai été certain qu’il était mort, j’ai attendu encore six mois, et puis je me suis résolu à l’enlever du salon où les araignées commençaient à le regarnir de toiles de plus en plus épaisses. En le coupant en petit bois pour la cheminée, j’ai pleuré. Une dernière fois, juste quelques larmes, le tisonnier à la main, en écoutant les branches crépiter dans les flammes. Je n’ai même pas été capable de m’occuper d’une plante en pot, innocente et sans défense, je l’ai laissée mourir, mesquine vengeance. Comment espérais-je te donner envie de passer ta vie à mes côtés ?

Le chat me regarde d’un air dépité. Il n’aime pas ses croquettes, sa litière est sale et tu es parti avec son fauteuil préféré. On aurait pu s’unir, lui et moi, pour se passer de toi et t’en vouloir solidairement de nous avoir largués. Mais il préfère me contempler d’un air de reproche, me tenant responsable, probablement à raison, de ton départ définitif de sa routine féline. Autant dire qu’il n’apprécie pas les allées et venues dans mon lit… Il ne dort plus près de moi, il se soulage sur les sacs de mes invités, il miaule à la mort à 4h13 tous les matins, ce qui a le don de faire fuir même les plus amoureux de mes copains.

Le chat est mort hier, renversé bêtement en chassant un moineau. Je n’ai pas pu pleurer cette fois, mais j’ai payé l’incinération. Je te donnerai des cendres si tu veux. La maison est vide, je vais la vendre, sûrement. J’ai bien eu ton faire-part. Je vais vous acheter un cactus comme cadeau de mariage, parait que c’est increvable. Avec toutes mes félicitations.

Préquelles

« – Casse toi, on t’aime pas !

– Non. Vous ne m’aimez pas encore, nuance. Et pas besoin de le dire, je le vois bien. Vous ne m’aimez pas, c’est vrai. Mais c’est normal. Vous ne savez rien de moi.

Vous ne connaissez pas mon infinie patience ; les jours, les semaines, les mois d’attente. Les années s’il le faut. Vous ne maîtrisez pas l’habituation. Je resterai à la limite, juste à la limite, où vous pourrez me tolérer, ou même m’ignorer en toute confiance. Chaque jour, je serai là. Imperceptiblement plus près de semaine en semaine. Jusqu’à faire totalement partie du décor de vos vies.

Vous ne connaissez pas encore le manque. Je sais me rendre indispensable. À force de services, de suggestions, de petites idées qui rendent la vie agréable, voire de muffins et autres cookies qui tiennent au corps et au cœur. Je saurai disparaître, de temps en temps, au parfait moment où mes absences vous sembleront totalement incongrues, pour que vous éprouviez enfin cette minuscule déception en découvrant ma place vacante.

Vous n’imaginez pas les rires, l’écoute, l’appui, le futile pourtant indispensable, la confiance, la connivence. Les contacts, l’intimité de groupe, les regards complices, le langage codé, les histoires communes. Vous vous sentirez tellement spéciaux à mes côtés ! Uniques au monde dans mes yeux. Comme des reflets dans un miroir complaisant, vous serez le meilleur de vous-mêmes. Tant que je serai là pour vous.

Oh non, vous ne m’aimez pas, je sais. Je sais. Mais vous y viendrez. L’un après l’autre, presque malgré vous. Vous y viendrez, vous verrez. Vous m’aimerez.

– Casse-toi, on t’a dit ! Tu pues, dégage ! »

L’écorchure

Après trente ans de ton corps contre le mien, ton absence me vrille les nerfs. Chacun de mes pores hurle le manque, l’abandon. Après avoir ressenti sous tes doigts le par cœur et les improvisations de tes partitions, le silence sur ma peau me tétanise.

Je veux qu’on me touche. Je veux une peau contre la mienne. Des câlins, des caresses, des mains sur moi. Même maladroites, même rêches, même sèches ou moites. Je veux l’abri d’un torse, d’un souffle, contre l’âpreté de la vie. Je veux une chaleur contre mon dos dans la nuit. Des soupirs inconnus, des murmures inédits à mon oreille, apprendre une langue nouvelle pour réchauffer mon âme transie. Je veux des textures inattendues sous la paume de ma main, les chatouillis d’une chevelure glissant dans mon cou, le tracé hésitant ou déterminé de doigts allègres explorant de leur pulpe ma surface en jachère.

Il me faudra au moins tout ça pour ne pas dépérir du manque de toi. Peut-être un peu plus encore pour ne pas m’assécher avant l’heure aux braises de cette soudaine solitude. Combien pour partager à nouveau mon intimité ?