Mosaïque

Ma vie. Éparpillée à mes pieds comme une céramique explosée au sol. Un oiseau de porcelaine. Éclaté en plein vol.

Des bouts de vie, tranchants, mêlés à la terre dans un ensemble incohérent, aux couleurs vives et parfois mal assorties.

De doux souvenirs aiguisés comme des rasoirs. Des routines rutilantes. Des projets devenus puzzles. De la poussière d’amour, partout ; minuscules esquilles qui volent au vent et s’infiltrent dans le moindre interstice. D’infimes regrets, petites billes de verre, polis d’avoir été tournés et retournés en tous sens.

Lentement, l’un après l’autre, il me faut ramasser ces éclats de vie. Les réassembler en un tableau plus grand que l’original. Les apparier avec soin. Les lier un à un dans un mortier de rires et de larmes. Trouver une harmonie qui m’échappe totalement quand je ne vois qu’un gâchis insensé, les restes d’un immense bonheur fracassé si violemment.

N’en oublier aucun. Surtout ne rien oublier. Porter les souvenirs de nos deux vies entremêlées dans mon seul cœur. Qui déborde jour après jour, larme après larme, de trop d’amour, de trop de vide, de trop de vie.

Espérer, peut-être. Qu’après des mois, des années de ce travail fastidieux, tortueux, il en sorte une mosaïque. Modeste ou grandiose. Complète, enfin.

La ritournelle

Une ritournelle, simple chansonnette, tourne et boucle dans ma tête. En toile de fond, petit aiguillon, toujours revient cette chanson. Elle est belle, elle est gaie, exaltante, entêtante, l’irrésistible ritournelle. Si je l’oublie et fredonne, tout en légèreté, une autre rengaine ; quelques soupirs de temps et vite j’y reviens, à cette ritournelle. Sans cesse ressassant ma ravissante ritournelle, je la découvre profonde, enivrante, fluctuante, féconde. Je la tourne et la tords, en tous sens, à toute vitesse, je la détaille et la dilate, jusqu’à m’en emplir toute entière, de la ritournelle. Elle érode mes sens, abrutit l’essence, bâillonne toute conscience, creuse mes défenses. Et la ritournelle, simple bagatelle, tourne et boucle dans ma tête. La belle ritournelle, jolie bagatelle, tourne et boucle dans ma tête. Petite ritournelle, frêle bagatelle, tourne en boucle dans ma tête.

Starman

Un flash lumineux dans les ténèbres d’une nuit sans lune. Deux êtres se découvrent alors, partageant, sans savoir exactement depuis combien de temps, cette petite place dans l’univers. Ce sont des êtres-mondes, chacun entouré d’une atmosphère dense, d’anneaux, de satellites, de nébuleuses qui les constituent, les protègent et camouflent la femme ou l’homme niché au creux de leur cœur.

Commence alors une longue et lente danse, toute en gravitation, ellipses, éclipses, révolutions. Dans l’immensité de l’univers et dans l’intimité de cette petite fraction d’espace, le temps joue à cache-cache. Il s’étire, se rétracte ou disparaît à sa guise, se suspend le temps d’admirer une pleine lune ou de se laisser porter par une marée.

Dans les confins des galaxies, les deux êtres-mondes chantent à l’unisson, une vaine mélopée lancée dans le vide et que nul ne pourra jamais entendre. Si la mélodie, la prosodie de ce chant cosmique se perdent, reste l’entêtante vibration des mots lancés en sourdine qui résonnent dans les cœurs en fusion. “Être-monde, montre-moi ton Univers. Je veux creuser sous cette surface mouvante, m’inspirer de ces motifs chatoyants, te suivre là d’où tu viens et dans les lieux que tu ne connais pas encore, élargir mes horizons, découvrir les myriades d’étoiles qui ont illuminé tes nuits, réchauffer mon corps céleste dans une flambée sidérale au contact de ton essence. Être-monde, voici mon Univers. Les galaxies que j’ai englouties, précieusement enfouies, nouvelles briques de mon identité ; les secrets de la fragile alchimie permettant de supporter des siècles de dérives en solitaire dans le néant interstellaire ; les révélations d’autres êtres-mondes qui ont enchanté mes débuts d’éternité avant de disparaître à tout jamais…”

Le chant, la danse se poursuivent encore. Au gré des mouvements orbitaux, les atmosphères des deux êtres-mondes se frôlent, leurs auras se confondent parfois. Avant que le temps, peut-être, n’accélère brusquement la danse, provoquant une collision fatale, l’anéantissement par fusion des êtres-mondes, ou leur inéluctable séparation provoquée par des forces élémentaires les emportant à la dérive vers d’autres cieux.

Un film dont tu es le héros

J’aurais voulu réaliser un dessin animé ou un stop motion pour retranscrire ce que j’ai dans la tête. Mais je ne sais tellement pas faire que même un flip book, ça n’aurait rien donné. Alors je vais décrire, juste avec mes mots, ce que tu me fais. Te raconter un peu les images qui tournent parfois sous mon crâne, avec le seul outil dont je dispose.

Première scène. Une fille seule qui marche, entourée d’ombres. Des lueurs, des éclats de rire, des feux de camp parfois qui rendent certains visages reconnaissables. Des visages plein d’attentions, des visages qui ont l’air de s’accrocher à la fille. Mais toujours les ombres reviennent et entourent la fille, semblent l’isoler du monde. Elle marche un peu au hasard, mais d’un pas hyper décidé pour laisser les ombres derrière elle. Elle se cogne dans les gens, dans le décor, dans sa vie. Et les grandes ombres la rattrapent et la refroidissent de l’intérieur.

Deuxième scène. La fille grandit et devient femme, les ombres marchent près d’elle, comme si elle les avait apprivoisées. Un peu comme les chiens des punks : pas besoin de laisse, ils reviennent toujours vers leurs maîtres. Elles s’éloignent de temps en temps pour laisser la femme vaquer à ses activités (travail, lectures, soirées entre amis, rencontres amoureuses…), la rejoignent dès qu’elle reste un peu seule. On voit les rouages de son cerveau quand elle pense : ça fait comme s’ils tiraient une ficelle qui ramènerait les ombres une à une près de la femme, l’entourant de leurs attentions qu’on devine malveillantes. On voit un gros plan sur la femme quand elle danse : elle devient lumineuse, elle irradie la joie et la vie, les ombres s’enfuient au loin, de l’autre côté d’une barrière comme infranchissable pour elles. Puis la musique s’arrête, les ombres fondent sur elle, la poussant et la tirant dans la nuit. Quand les ombres l’entourent, la femme, comme un pantin sans fil, modifie sa posture, son cœur semble tellement lourd qu’il la tire vers le bas, elle voûte légèrement les épaules.

Troisième scène. La femme rencontre un homme-torche. Comme un incendie apprivoisé, il dégage lumière et chaleur. Au fur et à mesure que la femme se rapproche de l’homme-torche, ses ombres s’éloignent d’elle, la regardant de loin, rongeant leur frein. Elle les remarque à peine, subjuguée qu’elle est par cet étrange phénomène : un homme qui paraît se déplacer sans ombre, qui repousse la nuit grâce à des ressources propres. La femme est attirée plus sûrement qu’un papillon par des phares de voiture. Elle s’étonne au passage d’être la seule à être attirée aussi fort, comme si les autres ne voyaient pas l’homme comme un homme-torche. Quoi qu’il en soit, plus la femme se rapproche de l’homme-torche, moins elle a d’ombres autour d’elle, plus elle se redresse. On note qu’elle a les mêmes postures que dans la deuxième scène, quand elle danse. Son regard voit loin, elle tourbillonne, elle est légère. Quand l’homme-torche s’en va, les ombres se ruent sur la femme et tentent de l’emporter, mais elles ont de plus en plus de mal au fil du temps. Quand elles réussissent, la femme semble abattue, comme une poupée de chiffons, et les ombres redeviennent familières, on a l’impression que tout est normal, comme dans la deuxième scène.

Quatrième scène. L’homme-torche et la femme se rapprochent, se tiennent par la main, s’embrassent, se câlinent, discutent (des mots ou des idéogrammes naissent dans un cerveau et se transmettent quasi instantanément dans l’autre, comme une idée pop-up). On observe une espèce de danse sans musique : les amants font quelques pas ensemble, se tournent l’un vers l’autre, se rapprochent ou s’éloignent chacun de leur côté, avant de se retrouver pour le mouvement suivant. Une espèce de fil perlé de lumière les relie, même quand ils se tournent le dos et s’éloignent l’un de l’autre.

Cinquième scène. La femme porte une flamme dans le cœur, que l’homme-torche soit à ses côtés ou non. Ses ombres l’ont presque abandonnée, elles n’osent plus s’approcher. Il arrive quelquefois que la flamme dans le cœur vacille et qu’une ombre rapplique, mais elle n’a pas le temps de s’installer, la femme échange avec elle quelques mots avant de raviver sa flamme et de la chasser au loin. La femme trace un chemin qu’elle suit ; dans son cerveau on voit un médaillon représentant l’homme-torche. À chaque fois qu’elle rejoint l’homme-torche, on note un très subtil changement d’attitude : elle se redresse un peu, elle bouge un poil plus vite, son sourire est plus brillant. Comme si elle cherchait à impressionner l’homme-torche l’air de rien. Et la flamme dans son cœur est plus intense, à la fois plus lumineuse et plus chaleureuse. Elle semble pulser sur le même rythme que la flamme de l’homme-torche.

Final. Plan sur les ombres qui guettent toujours la femme de loin, plus vraiment malveillantes mais presque tristes d’être sans elle.

… To be continued…

Casse-noisette

bulle savon

Montparnasse, 7h45. Le ballet a déjà commencé, mais s’est-il seulement arrêté ?

Mouvements chronométrés, chorégraphiés, précision d’horloger. Quand chaque passant devient figurant, le ballet s’emballe. Le sixième sens guide les pas. Conscience de soi, conscience des autres, chacun dans sa bulle.

Les bulles parfois se frôlent. Secondes en suspens : vont-elles rebondir, se déformer, éclater ? Les personnes dans ces bulles vont-elles s’effleurer, se collisionner, se rencontrer, se regarder, se mélanger ?

Que se passe-t-il quand la bulle pour un instant s’estompe ? Ou quand elle s’opacifie, gelée par le froid de l’âme qui engourdit les sens ? Ou alors quand deux bulles distantes, le temps d’un regard prolongé, s’aspirent et fusionnent ? Le reste du monde, les autres bulles sont elles automatiquement agglomérées ou disparaissent-elles dans les limbes de la conscience ?

Perdue dans mes pensées inspirées par le ballet dont je suis danseuse à contre-cœur, j’exécute à coup de réflexes pas de côté, changements de rythme et mouvements d’ensemble.

Un jour, quand j’aurai le temps, je regarderai de bout en bout le spectacle de la gare en heure de pointe.