Luce dans les nuages

Cette histoire se déroule dans le même univers que celui de “la boutique de la nuit” et “retour d’expérience“.

Chaque semaine, Luce travaillait, du lundi au jeudi, dans un cabinet d’avocats, à mettre de l’ordre dans les comptes, et à organiser rendez-vous et réunions. Le jeudi soir, elle restait plus tard en ville, pour un atelier chorale qu’elle avait intégré depuis septembre. Le vendredi et le samedi, elle restait chez elle, triant les photos que sa sœur lui avait léguées avant sa mort, deux ans plus tôt. Le dimanche, elle quittait son appartement à 9h et arpentait ville et campagne, aussi loin que ses pieds le lui permettaient, pour revenir à 19h30. Alors elle passait la soirée à cuisiner, préparant des plats simples pour sa vieille voisine, qui n’avait plus qu’à les réchauffer.

En ouvrant la porte à 08h57 ce dimanche de juin, Luce trouva un cube bleu nuit, d’une dizaine de centimètres de côté, sur son paillasson. Intriguée, Luce le saisit et lut l’inscription qui figurait sur une face en lettres dorées : “Escalade dans les Nuages”. Une toute petite carte était scotchée sous le cube, mentionnant : “à ouvrir lundi à 18h12”, sans aucune signature. Pensant à une méprise, Luce posa le cube dans l’espace commun, près des boîtes aux lettres, et partit en balade. En revenant de sa journée en extérieur, elle retrouva le cube sur son paillasson. Elle le prit avec elle et le posa sur la table basse du salon. Fourbue, elle se servit un thé bien chaud avant de cuisiner tomates farcies, gratin de carottes et moussaka pour sa voisine.

Le lendemain, Luce rentra tôt chez elle. Après une douche bien fraiche, elle passa un jogging et un débardeur, puis s’installa confortablement dans le canapé du salon. À 18h07, elle prit le cube sur la table basse et le regarda sous toutes les coutures, sans rien trouver de nouveau par rapport à la veille. À 18h12, le cube s’ouvrit mais Luce ne vit rien à l’intérieur. Elle le tourna dans tous les sens, mais rien n’y fit, il semblait vide. Elle approcha les yeux du fond de la boîte, et trois flashs lumineux l’éblouirent.

Quand elle put voir à nouveau, elle se trouvait au milieu de nulle part, dans un paysage évoquant la toundra ou une immense plaine, sous une chape de lourds nuages gris, sans bâtiment ni humain à perte de vue. Seule, incongrue, une corde nouée se balançait à sa gauche, au dessus d’un sac rassemblant du matériel d’escalade. Luce s’équipa entièrement avant de monter à la corde, nœud après nœud.

Quand elle arriva à portée du nuage, juste à la limite du ciel, elle hésita un moment puis planta un piolet dans la masse grise au dessus d’elle. Il s’enfonça juste ce qu’il fallait, et Luce put progresser ainsi, s’aidant de piolets et de ses crampons pour se faufiler dans les interstices entre deux nuages. Le mouvement de ces énormes nuages gris compliquait sa tâche, mais très vite, Luce se sentit assez assurée : sous elle, il n’y avait plus de vide mais un gigantesque matelas. Elle comprit très vite qu’il valait mieux viser les morceaux de nuages bien denses et éviter les nébulosités qui s’effilochent. Alors qu’elle venait de traverser environ un tiers de la couverture nuageuse, il se mit à pleuvoir sous son nuage. Luce, en bord de ciel, regardait l’eau tomber en gouttelettes. Quand elle voulut reprendre son ascension, l’averse gagnait le nuage au-dessus d’elle. Et là, impossible d’escalader, le courant était bien trop fort pour progresser vers le haut. Résignée, trempée mais émerveillée, elle déambula sur son bout de nuage jusqu’à ce que cesse l’averse. Elle croisa une volée de canards sauvages, perçant le sol à quinze mètres d’elle avant de s’enfoncer dans son plafond.

Quand Luce eut traversé tous les nuages, le soleil allait bientôt se coucher. Le ciel était rose, elle marchait sur une banquise de moutons orangés, s’enfonçant très légèrement à chaque pas, comme un moucheron sur une barbe à papa géante. La vue était splendide, la lumière merveilleuse et toute l’immensité de l’univers vibrait au-dessus de sa tête. Luce s’assit sur un petit monticule nuageux, laissant pendre ses jambes dans un creux assez profond, et regardait le spectacle de la dérive des nuages autour d’elle.

Une femme d’une trentaine d’année, un sourire serein sur le visage, vint la rejoindre. Linda, nouvelle soprano de la chorale. Sans un mot, les “ainsi c’était toi” et “ravie que tu sois venue” s’échangèrent. Les deux femmes, épaule contre épaule, admirèrent le soleil qui disparaissait et profitèrent de la myriade d’étoiles qui les enveloppa alors. Paisiblement, elles s’assoupirent, blotties l’une contre l’autre.

Quand Luce rouvrit les yeux à 07h38, elle était dans son lit, seule, un sourire accroché à ses lèvres. Ce soir, c’était jour de chorale et son cœur battait la chamade.

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