Exhibition

La femme invisible esquisse les contours de son corps sur le miroir. Elle recouvre son non-reflet de peinture rouge, appliquée à petits jets précis. Elle se dessine à nu aux yeux de tous, révélant un organe après l’autre en monochrome. Elle reproduit à l’instinct les palpitations qui la troublent et l’obsèdent. Elle traduit comme elle le peut le sang qui bouillonne dans ses veines indécelables, les pulsations dans ses tripes, le martèlement à ses tempes, la fébrilité de ses doigts, la chaleur qui presse son bassin, le gonflement rythmique de son cœur, les oppressions régulières de sa poitrine, et le tourbillon qui s’agite sous son crâne. Au final, elle contemple l’homonculus qu’elle vient de créer, sonde ses sensations dans toutes leurs subtilités pour le peaufiner.

Son autoportrait achevé, elle se reconnaît à présent pleinement dans le miroir. Elle s’en détache lentement, laisse la place libre devant la psyché. Elle guette. Calme la frustration sourde de n’avoir toujours pas de consistance en observant les réactions du public devant sa projection livrée en pâture. Rosit enfin, par petites touches sur les joues, le front, le creux du cou, devant les regards fascinés ou stupéfaits de celles et ceux qui l’ont côtoyée, juste effleurée toutes ces années sans jamais en avoir conscience. Jusqu’à prendre sans réserve sa place dans le monde, parmi ces milliers d’enveloppes charnelles, aussi transparentes et frémissantes qu’elle-même.

Ça biche

Je suis cachée dans le champ de maïs, tout en bordure. Je regarde passer les voitures, couchée entre les grandes tiges, en attendant que la nuit tombe. Depuis que je suis une biche, je n’ose plus sortir en journée. Je n’ai pas réussi à me faire accepter par une harde, mon odeur est restée trop humaine et j’effraie mes nouveaux semblables. Seule, je suis terriblement vulnérable, d’autant que je sais exactement comment se comportent les humains avec des animaux isolés dans leurs plantations. Alors je passe mes journées à attendre, tapie, protégée du soleil, du vent, des regards.

La nuit, je cours. Je commence par boire à un des étangs de  mon entourage, et puis je cours à perdre haleine. Je bondis, je cabriole, je vole presque. La puissance de ces nouveaux muscles, c’est tellement grisant ! Et quelle endurance ! Moi qui crachais mes poumons en montant les escaliers du métro, je cours des heures sans m’arrêter, tout en fluidité. Mes yeux sont totalement adaptés à ces escapades, j’ai un sens du détail remarquable dès qu’il y a un rayon de lune pour éclairer la campagne ou les sous-bois. Quand je me repose enfin, une heure avant l’aube, je profite du ciel étoilé, qui brille pour moi de mille feux. Je n’avais pas idée de la richesse de cette vision quand j’étais humaine. Je m’estimais déjà heureuse de distinguer quelques constellations. Là, je me sens entourée de millions de point lumineux, même si, très bientôt, je n’aurai plus la conscience de ce qu’un million représente.

J’ai remarqué récemment qu’au fur et à mesure que je m’adapte pleinement à mes potentialités de biche, je perds quelques facettes de mon humanité. Déjà, je peux rester des heures totalement immobile sans être harcelée par des pensées en cascade. Je ne fais plus de listes. Je perds régulièrement le mot, mais je sais me contenter d’être. Je connais encore les nombres, mais je ne calcule plus. J’utilise juste les données de mon environnement au mieux, sans passer par ma conscience. Je garde en tête la musique, des ritournelles tournent parfois dans l’air, sans que je puisse les chantonner. Bientôt, sans plus personne pour l’utiliser, j’oublierai mon prénom. Alice.

Métaphysique quantique

“- Bonjour Dieu. Installez-vous, je vous prie.

– Bonjour Docteur, répondit Dieu en s’asseyant dans le fauteuil en cuir et en posant les pieds sur le bureau verni. Le docteur Yvan étouffa un soupir et s’allongea sur le canapé en cuir, près de la baie vitrée.

– Aujourd’hui, si vous le voulez, j’aimerais qu’on aborde un point que vous semblez éviter depuis que nous avons commencé nos séances.

“… ” répondit Dieu en ouvrant les tiroirs à la recherche d’un cigare.

– Vous ne voyez pas à quoi je fais allusion ?

“… ” répondit Dieu en fixant le docteur Yvan d’un regard impénétrable, le mettant au défi de continuer malgré son manque flagrant de coopération.

– Les humains, continua le docteur Yvan sans se démonter. Il faudra bien les évoquer un jour. Cela fait trois siècles que vous tournez autour du pot, à essayer de me faire parler de ma mère parce que vous-même n’en avez pas. Mais entre nous, vous ne trompez personne. Vous êtes venu pour essayer de vous dépêtrer de ce fiasco, mais vous ne le pouvez pas. Je me trompe ?

Dieu s’étira, alluma la lampe de bureau. Augmenta la puissance au-delà du seuil de douleur et la pointa vers le docteur Yvan. Qui la regarda, impassible, attendant stoïquement que son patient soit prêt à entrer dans le vif du sujet. Une fois, Dieu avait temporisé pendant dix-sept jours, mais le docteur Yvan était hors du temps et n’avait que faire des caprices des dieux.

Dieu se releva, fit les cent pas dans le large cabinet. Il prit la parole d’une voix profonde, vibrante et légèrement rauque.

– Vous voulez parler des humains, très bien. On y viendra. Mais avant ça, il faut que vous compreniez le pourquoi des humains, Doc’. Vous pensez que l’humanité est mon échec, mais vous vous trompez. Les humains étaient ma diversion pour masquer mon impuissance. Alors je vais vous éviter encore des siècles de louvoiements et je vais passer à l’essentiel puisque vous y tenez : je suis prêt. J’espère que vous aussi.

Le docteur Yvan reprit sa place derrière son bureau, les coudes sur le planisphère en cuir gravé qui lui servait de dessous de main. Il inclina la tête, caressa sa barbe grise, encourageant Dieu à poursuivre.

– Tout a commencé bien avant les humains. Bien avant le Monde. À une époque où nous, les Dieux, nous vivions ensemble. Enfin, c’est une manière de parler. Nous coexistions, ce serait plus juste de le formuler comme ça. C’est dur d’être un Dieu, vous savez. Enfin, vous ne savez pas, et je ne vous le souhaite pas. Nous pouvions tout. Nous étions tout. Chacun de nous était l’omnipotence personnifiée. Chacun de nous. Nous n’avions pas de parents, bien entendu. Personne pour nous apprendre notre rôle. Nous savions déjà tout des univers, des possibles, des passés à modeler et des futurs qui en découlaient. Nous n’avions aucune limite. Je n’avais aucune limite. L’espace, le temps, la physique, la conscience n’étaient que des concepts à explorer. J’en ai passé des éons à créer toutes sortes de mondes ! Il en reste des traces quelque part pour certains, de temps en temps je retourne voir comment tout ça a évolué. Aucun n’avait conscience de ma présence, je trouvais ça beaucoup plus prudent.

Aujourd’hui encore, je ne sais pas expliquer comment j’en suis venu à ressentir un tel malaise. Un jour, j’ai achevé un petit chef d’œuvre et j’ai voulu le montrer à Om, un dieu mineur qui traînait souvent près de moi. Il n’était pas là. En me concentrant sur lui, j’ai réalisé que cela faisait des millénaires qu’il était parti dans un lieu qu’il appelait cafèt’ avec un groupe d’autres dieux qu’il appelait sa bande. J’ai cherché plus loin et j’ai découvert que la plupart des dieux s’étaient regroupés en gangs, bandes, associations, foyers, compagnies, troupes et autres. Je n’avais rien vu de ça, obnubilé que j’étais par mes expériences. Je savais tout de la métaphysique et des trous de ver, j’étais expert en supernovas, je maîtrisais la génétique et l’épigénétique, j’étais un pro de la chimie organique, j’explorais la géologie, le volcanisme, la tectonique, j’apprivoisais l’Évolution, mais j’étais passé complètement à côté des relations avec mes semblables.

J’ai alors passé des siècles à les observer, cherchant les codes qui régissaient leurs interactions. Rien n’y a fait. Je comprenais ce que je voyais, j’aurais pu tenir des conférences sur le sujet, animer des ateliers de développement personnel pour êtres divins, mais j’étais incapable d’y participer avec naturel. À chaque fois que j’essayais, j’étais trop froid, trop cordial, trop distant ou trop intrusif. Ce n’est même pas que les autres m’étaient fermés d’avance. Pour certains, ils n’avaient rien contre le fait de m’intégrer. Un peu de sang neuf les tentait bien, eux qui avaient déjà passé deux éternités à s’apprendre par cœur. Je n’ai jamais su faire passer clairement mes intentions. Il y a des protocoles implicites pour toutes les interactions. Entre les mots ou situations plutôt réservés comme entrées en matière aux accouplements, les gestes qu’on ne peut se permettre qu’à partir d’un certain degré d’intimité, intimité qui ne s’acquiert qu’à partir d’un certain temps à montrer patte blanche, mais pas trop sinon on reste le voisin un peu bizarre qui rode dans les parages. Les dieux sont très à l’aise avec l’ironie, mais ils n’ont jamais compris la mienne. Bref, entre quiproquos, occasions ratées, égos démesurés et maladresse maladive, j’ai raté le coche.

– Et c’est là que les humains entrent en jeu ?

– Oui, Docteur, c’est là qu’arrive l’Humanité. C’est facile pour vous de voir que c’était une erreur. Avec le recul, tout ça, vous m’avez bien vu venir. Mais vous pouvez comprendre. La solitude comme une  cuirasse qu’on ne peut plus quitter. Des organes qu’on ne soupçonnait pas qui pèsent leur poids de regrets et de ressentiment. Moi qui ne demandais rien à personne, en découvrant que les divinités s’étaient regroupées en sociétés, j’étais devenu malgré moi un marginal. J’ai pris le parti de l’assumer, de  la jouer cavalier solitaire. Et, comme vous l’avez deviné, j’ai créé les humains. Sur ce Monde qui tournait déjà depuis longtemps, bien placé dans son Univers, avec un peu de temps avant que son Soleil ne l’engloutisse et n’anéantisse mes efforts, j’ai créé les humains et je leur ai donné conscience de Moi. Je me l’étais toujours interdit, à cause d’effets secondaires psychologiques que j’imaginais, mais là, j’avais besoin de reconnaissance.

La suite, vous la connaissez. Les erreurs d’interprétation, les autres Dieux affluant en masse comme des mouches sur un pot de confiture. La suffisance et la suprématie des humains, comme si de me connaître leur donnait tous les droits. Je n’ai pas su y mettre fin à temps. C’est devenu complètement incontrôlable. Et je vous épargne le pire, vous le connaissez déjà de toute façon.

– Non. J’ai besoin que vous le formuliez. Vous avez besoin de le dire. Pour avancer. Pour reprendre de votre pouvoir. C’est ce que vous êtes venu chercher ici. Vous pouvez vous arrêter là, mais il faudra bien poursuivre un jour. Pourquoi pas aujourd’hui ? Que vous ont donc fait les humains ?

Dieu s’installa face au docteur Yvan, croisa les jambes, posa son menton sur ses poings fermés et planta ses yeux dans ceux de son thérapeute. Il attendit un jour entier en respirant calmement, manquant trois ou quatre fois de prendre la parole, se ravisant jusqu’à trouver des mots justes. Quand il reprit, sa voix était claire, posée, avec une pointe de tristesse mais très ferme.

– Les humains m’ont changé. Voilà Docteur. Je l’ai dit. Le problème, avec les humains, c’est qu’ils m’ont changé.

– Humm, c’est bien Dieu, on progresse. Est-ce que vous pouvez développer un peu ?

– Les humains étaient les seuls à savoir que je les avais créés. Ils étaient les seuls à avoir conscience de moi. Même si j’ai cessé très tôt d’intervenir, ils ont guetté le moindre signe de moi. Ils m’ont observé les observer de loin. Et ça leur a donné du pouvoir sur moi. Ils ont commencé à croire qu’ils m’avaient créé. Et c’est devenu, comment dire.. vrai ? C’est ça. Plus certains ont cru en moi, plus d’autres ont cru que je n’étais qu’une invention. L’un dans l’autre, étant à part égale mes créatures divines, ils ont forcément raison. À l’heure actuelle, je n’existe plus que par eux. Je n’ai plus comme pouvoirs que ceux qu’ils me prêtent. Je ne peux plus les détruire sans m’évanouir à mon tour. Je suis obligé de m’impliquer à nouveau pour équilibrer les forces. Si les sceptiques gagnent, je disparais. Je fais partie de ma propre création. Je suis maintenant un Dieu fini. C’est nouveau pour les dieux, ce concept. La finitude. Quand les humains mourront, je mourrai avec eux. Vous devez m’aider, Docteur, acheva Dieu avec un regard pressant rivé sur un docteur Yvan subitement détaché.

– C’est très bien Dieu. Grâce à votre implication, nous avons bien avancé aujourd’hui. Nous savons enfin quel est votre problème. On se voit le mois prochain, comme convenu ? D’ici là, je vous demande de me faire une synthèse comparée des travaux de Kant et d’Heidegger. Bonne journée à vous, et merci.

Tant qu’il y a de la vie…

Je suis une lueur d’espoir. De celles qui, tremblotantes, vacillantes, vous tiennent éveillés au cœur de la nuit. Délicates, minuscules loupiotes, allumées au hasard d’un malentendu, d’un mot de côté, d’un désir profond et tenace. Imperceptibles braises que vous ranimez coûte que coûte du plus léger des souffles, par peur des ténèbres tapies autour de vous, prêtes à bondir et vous engloutir.

Je suis cet horizon, tâche d’encre qui coule, se répand, corrompt chacune de vos pensées, le moindre de vos rêves. Celui qui toujours se dérobe mais vous pousse à prendre la mer, aller simple pour un très hypothétique meilleur ou pour un cauchemar sans réveil.

Je suis l’insensé, l’impossible, le fulgurant espoir qui chante à tue-tête sa ritournelle, en boucles obsessionnelles assourdissant le quotidien, le routinier. Celui qui revient, puissant raz de marée, quand votre esprit fébrile ne veut pourtant s’accorder aucun penchant pour l’optimisme, terrorisé par la hauteur de la chute qui l’attend.

Je suis l’instrument qui nourrit les hommes et les nations, celui qui donne le courage de l’attente aux opprimés, qui calme les esprits échauffés jusqu’au moment propice. Celui qui, entre des mains astucieuses, vous pousse à marcher au pas, fleurs aux fusils, tendres chairs à canons si prompts à vous saisir de moi.

Je suis l’infime poison, finement distillé, administré au goutte à goutte à ceux qui, pourtant prêts à capituler, enfin apaisés devant l’inéluctable, sursautent, cabriolent et s’accrochent encore, quitte à y perdre leurs derniers fragments d’âme.

Amours fantômes

Ça fait cinq ans que je suis morte et j’ai l’impression d’avoir quitté la maison ce matin. Le petit mot que je t’ai écrit il y a huit ans est encore scotché sur la huche à pain. Un vieux calendrier de 2018 traîne dans un recoin, tu n’as pas pensé à le jeter. Le jardin est magnifique, tu as vraiment fait du beau boulot. Mon jasmin s’est fortifié et a bien résisté aux dernières gelées. Sans moi pour t’arrêter, tu as encore étendu le potager. Tu y passes la majeure partie de ton temps libre, ça me rend triste et heureuse à la fois : tu y as toujours été à ta place. Tu t’es mis à la cuisine pour écouler les stocks de légumes, c’est bien. Ça a l’air délicieux ce que tu prépares le soir, j’aurais bien aimé en profiter aussi ; je ne sais pas si ça te coûte autant qu’avant de passer du temps en cuisine ou si ça te rapproche un peu de moi. Je suis contente que tu continues de voir ma filleule, même si rien ne t’y oblige. Elle a bien grandi maintenant, j’aurais tant aimé l’accompagner sur le bout de chemin qu’elle parcourt en trottinant. Qu’est-ce que je suis fière quand je vois le caractère qu’elle a ! Les amis sont souvent là, je suis contente de les voir à tes côtés. Et quand vous sortez le tarot et la menthe pastille, je sais à quel point je suis proche de vous. Ta chance n’a pas tourné, tu as toujours des jeux catastrophiques, et tu bluffes toujours aussi mal… Il y a quelques nouvelles têtes, qui ramènent le fromage pour la raclette ou la viande pour le barbecue. Ils ont l’air vraiment sympas, ils apportent des rires et du bon vin, un peu de légèreté, eux qui n’appartiennent qu’à ta vie d’après moi.

Cette vie d’après que tu apprivoises un jour à la fois. Quel souvenir que ce nouveau premier sourire, pure lumière sur ton visage cerné, qui m’a crevé le cœur d’une pointe d’amour empoisonné. Je l’avais tant attendu et redouté, ce sourire. Et combien il t’a coûté quand, à sa suite, sans prévenir, un torrent de larmes a roulé sur tes joues, sans que tu puisses l’endiguer d’un poing rageur. Tu y arrives mieux, maintenant. Le vide que j’ai laissé est moins béant, tu peux penser à moi sans tristesse. Tu peux même ne plus penser à moi du tout pour quelque temps, rire et faire des projets. Vivre.

Il est l’heure pour moi de te laisser. Je ne peux pas rester indéfiniment à me glisser dans l’empreinte de tes bras quand tu dors. Il est plus que temps de laisser à d’autres la chance merveilleuse de passer un bout de vie à tes côtés. Bien sûr, tu découches quelquefois, mais personne n’a jamais encore passé la nuit à la maison avec toi. Je te le souhaite, très sincèrement, mais j’ai l’intime conviction que je volerai en éclats au moment où je verrais tes lèvres se poser sur une autre peau, tes mains suivre avec gourmandise les courbes d’une poitrine dénudée. Alors je vais te laisser de la place, arrêter de fureter de partout. Je reste juste dans le saule pleureur que tu as planté pour moi, entremêlant mes cendres aux terreau pour lui faire prendre racine. Tu pourras venir quand tu veux, je ne bougerai plus, mais je compte sur toi pour faire honneur à la vie qui frémit dans chacun de tes muscles si bien sculptés. Adieu mon amour.