Blâme !

Astaroth attend depuis trois jours dans l’antichambre de Satan. Il a répondu instantanément à sa convocation et attend depuis le bon vouloir du patron. De l’autre côté de la porte, pourtant épaisse, il devine des cris de colère et des supplications. Sans trembler de peur pour autant, Astaroth évite de bouger, de tousser ou de respirer pour ne pas attirer l’attention sur lui pour l’instant. Le résultat serait comique si Astaroth n’était pas entouré par son odeur pestilentielle, lovée autour de lui comme un nuage au sommet d’une montagne.

Cinq heures plus tard, la porte s’ouvre sur Satan, qui, d’un regard blasé, invite Astaroth à entrer. Celui-ci obtempère d’un pas alerte tout en essayant de se faire oublier ; Satan étant réputé colérique, autant faire profil bas sans passer pour un mollasson. Une fois dans l’antre du grand manitou, Astaroth patiente debout, en silence, et en profite pour jeter un coup d’œil au bureau du boss. Qui, étrangement, ressemble à n’importe quel bureau de n’importe quel chef. Des trieurs métalliques fermés à clé. Un immense bureau de bois verni couleur acajou, vide à l’exception des traditionnels sous-main (représentant la carte des Enfers), coupe-papier (en véritable ivoire de licorne) et tasse de café (enfin, Astaroth suppose que c’est du café). Un fauteuil de bureau très imposant, à défaut d’être confortable, côté Satan. Rien, pas même un tabouret, côté visiteur convoqué. Aucune décoration sur les murs en mortier et vieilles pierres, que l’on devine épais. Un chandelier qui descend du haut plafond, aux dizaines de lueurs tremblantes. Une cheminée dans laquelle entreraient sans problème deux bœufs et leur charrue, où dansent des flammes immenses dans un raffut de tous les diables et devant laquelle s’étale une peau de mammouth laineux.

Le temps qu’Astaroth termine son inventaire, Satan n’a toujours pas dit un mot. Il guette. Sitôt qu’Astaroth croise son regard, honteux de s’être abandonné à la curiosité, Satan ouvre le bal.

– Sais-tu pourquoi je t’ai convoqué, Astaroth, plus de dix siècles après notre dernière entrevue ?

– J’y pense depuis mon arrivée, mais je n’ai pas de réponse, Seigneur. J’imagine que vous voulez un bilan de mon activité sur cette période pour discuter de l’éventualité d’une promotion…

Grognement indistinct de Satan, à mi-chemin entre le rire et l’éructation.

– J’ai déjà mon bilan de ton activité de démon, Astaroth. Comment crois-tu que je connais ton nom, crois-tu que j’aie besoin de toi pour me faire une idée de ton zèle ? Non, n’ouvre pas la bouche, je n’ai pas non plus besoin que tu me répondes pour dialoguer avec toi. Des hochements de tête suffiront, et puis tu éviteras d’empuantir mon bureau plus que nécessaire. Astaroth, tu étais un bon démon. Tu as beaucoup œuvré pour le chaos, en offrant aux hommes tes prophéties sur l’avenir. Tu as rétabli la vérité sur les anges, exposant méticuleusement leurs bassesses et leurs fautes, semant la confusion dans les esprits. Tes légions ne tarissent pas d’éloges sur tes compétences de commandant. Tu ne recules devant aucun danger, tu sembles ignorer la peur et tu ne t’adonnes pas au sadisme, penchant superficiel qui altérerait ton jugement. Non, toi, tu es dans le genre efficace, pas passionné. Et pourtant, te voici, debout face à moi, dans mon bureau devant lequel je t’ai fait patienter trois jours et demie. Je vais effacer sur-le-champ le sourire qui menace de monter à ton visage, tu risquerais de t’enlaidir encore. Tu n’es pas bête, tu te doutes que tout ce décorum, ce n’est pas pour te féliciter. Tu as dû noter l’emploi du passé au début de ma tirade. Alors oui, pendant quelque temps, j’ai été satisfait de toi. Et puis quoi, quelques siècles sans surveillance, et que vois-je ? Tu as changé Astaroth. Tu es toujours aussi laid, tu pues toujours autant, mais pour le reste, tu es plus… modéré ? … avenant ? … drôle ? … compréhensif ?

À chaque épithète, Satan foudroie le démon qui, sans oser baisser les yeux, lutte contre le rouge qui persiste à lui monter aux joues. Cramoisi, il sent la sueur lui dégouliner sur les tempes et le long de l’échine. Après une pause juste assez longue pour laisser Astaroth se décomposer, Satan poursuit.

– N’oublie jamais quelle est ta place, Astaroth. À trop côtoyer les mortels, à tout connaître de chacun d’eux – leur passé, leurs pensées, leur avenir et leurs secrets les plus intimes- tu serais tenté de les croire singuliers. Tu voudrais les aimer. Partager leur complicité. Tu voudrais te rapprocher de certains, que tu juges attachants, sur des critères très certainement recevables. Les appréciant, tu chercherais presque à te faire aimer d’eux. N’essaie pas. Je te le dis une fois, je ne le répéterai pas. CE N’EST PAS TON RÔLE. Tu n’as pas à te mêler aux humains. Ni à tes subordonnés, d’ailleurs. Ta fonction est d’augmenter l’entropie de l’univers. D’accélérer l’avènement d’un désordre nouveau. Tu as une arme parfaite pour agir à ton échelle, l’esprit humain. Tu y déverses la connaissance à l’état brut. Point. Tu introduis le doute et une part de hasard dans les actions humaines. C’est primordial. Mais tu ne peux pas être aimé. Tu ne peux pas être compris. Tu dois rester inaccessible pour mener à bien ta mission. Qui prendrait au sérieux un démon sympa ? JE NE VEUX PAS D’UN DÉMON SYMPA. Tu ne peux pas non plus te tourner vers tes soldats pour être apprécié. Tu dois les commander. Tu dois quand il le faut leur donner le fouet ou les envoyer à la mort. Tu dois faire des exemples et récompenser l’obéissance. Tu ne peux pas avoir de relations parmi les soudards. Tu peux te faire admirer, à la rigueur, mais tu dois susciter une admiration ambivalente. Il faut que chacun de tes officiers aie envie de prendre ta place. Il te faut rester sur tes gardes. Tu dois inspirer la crainte autant que le respect. Tu ne peux pas te permettre d’aimer, Astaroth. Personne. Pour être compétent, tu dois rester seul. Aux Enfers et sur la Terre. À jamais.

Stoïque, Astaroth refoule une larme prête à le trahir. Il déglutit, espérant ainsi calmer le yoyo qui secoue sa pomme d’Adam. Tant bien que mal, il garde contenance et hoche la tête. Satan sourit. De toutes ses dents.

– Je vois que tu as compris le message. Je te laisse libre de tes méthodes, libre de ta forme (tu étais pas mal à tes débuts sous forme féminine). Comme c’est ta première incartade et qu’il n’y a pas eu de dégâts, je choisis de te faire confiance. Mais je te laisse l’odeur pour que tu ne t’oublies plus. Et dis-toi bien que je ne veux plus avoir affaire à toi. Jamais. Je ne te raccompagne pas, tu connais le chemin. File avant que je ne change d’avis.

Une fois la porte refermée sur un Astaroth soulagé mais anéanti par la perspective d’une éternité de solitude, Satan s’affale au coin du feu. En position fœtale sur la peau de mammouth, entre de violents sanglots, Satan se répète les points clé de sa semonce. “Tu ne peux pas te permettre d’aimer, Satan. Personne. Tu dois rester seul. Aux Enfers et sur la Terre. À jamais.”

Chronique du grand monde des grands

Tu sors pour quelques dizaines de minutes, une formalité administrative dont tu sais à l’avance que ce sera très administratif mais un peu plus qu’une simple formalité. Ça fait deux mois que tu attends que Pôle Emploi te rende ton dossier que de toutes façons c’est pas eux qui te paient mais ça passe par eux quand même. Deux mois que tu attends de l’avoir pour le donner à la fac -ton ex-employeur du public-, qui va prendre autant de temps pour finir par te payer ton chômage, et qu’à la fin tu seras payée tout d’un coup mais t’auras eu le temps d’être à la retraite. Et là, ils te renvoient ton dossier mais en fait il manque -encore- une pièce, ce qui relance la machine pour un bon mois (mais tu ne le sauras que plus tard, là tu crois encore qu’en y allant en personne ça peut accélérer les choses -oui, d’accord tu es naïve-). Bref. Il fait plutôt beau, avec un petit vent froid. Si t’étais n’importe où ailleurs, les couleurs d’automne seraient superbes, mais en région parisienne, entourées de béton, elles sont aussi tristes qu’un orang-outang en vitrine au jardin des plantes. Mais bon, comme tu prends l’air inopinément (t’es quand même censée bosser et cette balade au Pôle Emploi -que tu continues à appeler ANPE, comme une vieille que tu seras bientôt- a des allures de récré), tu profites du soleil édulcoré et de la fraicheur sur tes joues.

Sur ton trottoir, devant des sapins sur un socle de bois, qu’ont l’air perdus devant le Liddl, tu t’apprêtes à croiser une classe collégiens (qui vient d’en face), et un couple de petits vieux (qui arrive perpendiculairement, ça c’est pour être précise mais au final on s’en fout, ça servira pas pour la suite). Les collégiens sont très collégiens (quoiqu’ils aient l’air de marcher en rang par deux -voire trois ou quatre, mais c’est pas encore un troupeau, le collège doit vraiment pas être loin). Ils font plein de bruit pour se prouver qu’ils sont jeunes et cons vivants, ils chahutent, ils apostrophent les passants, sûrs d’être en supériorité numérique -et surtout, phonique. Le couple de vieux a vraiment l’air très très vieux. Du genre qui se tient par la main pour pas se perdre, pour garder l’équilibre ou parce que ça pèle un peu, ce petit vent froid. Ils ont les cheveux plus blancs que blancs, on dirait qu’ils ont échangé leur flacon de Dop contre un baril du nouvel Omo et ils essaient de se tenir bien droit dans leurs vestes à carreaux, avec plus ou moins de succès selon d’où vient le vent.

Bref, ça crie à qui mieux mieux en face, ça chuchote et ça chevrote à ta gauche. Et là, à un moment où tu t’y attends pas du tout (en fait tu te demandes comment passer sans te faire écrabouiller les pieds par les turbulents qui commencent à sauter dans tous les coins et en évitant si possible de déséquilibrer les anciens par un trop fort courant d’air), v’là le petit vieux qui sort la main qu’il avait dans sa poche -l’autre tient encore sa compagne-, qui l’agite bien haut en s’époumonant sur l’air que sont en train de scander les mioches. Instant de grâce, tout le monde a la banane ; les gueulards heureux comme tout de voir qu’on peut vieillir et rester fou ; les post-ados chargés de tenir leurs fauves qui ont gagné dix secondes de sourdine amusée ; le ptit vieux peroxydé que tu jurerais qu’il va faire un entrechat -cane d’un côté, Mamie de l’autre, ça doit être jouable, tu te retourneras pour vérifier. Et toi, surtout. Toi qui as sorti les pieds de sous ta couette et la tête de tes bouquins pour un tour dans le grand monde de grands, qui t’a réservé une belle surprise aujourd’hui.
Bon, après dix minutes à Pôle Emploi, c’est retombé, faut quand même pas déconner, ça peut pas durer toujours les yeux pétillants et le cœur léger. C’est pas plus fort que l’Administration, ça se saurait sinon. Mais tu regardes quand même au retour s’il reste pas un sourire de vieux et une guirlande de rires de minots accrochés à un sapin devant le Liddl. Et tu clignes même pas des yeux quand le soleil d’automne te fait comprendre à grand renfort de lumière dorée en pleine gueule que si, même à Paris, la vie ça peut être joli aussi.

La SNCF vous informe

Mesdames et Messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue à bord de notre train dont vous connaissez tout aussi bien que nous la destination, à moins que vous n’ayez sauté dans le premier train à quai.

Pour la tranquillité de tous, nous vous rappelons que vos portables doivent être en silencieux, nous vous invitons donc à envoyer des messages à vos correspondants ou à passer vos appels téléphoniques depuis les plateformes situées à l’extérieur du train.

Si vous n’arrivez pas à faire taire vos gamins braillards et capricieux, nous vous informons qu’un bocal de chloroforme est à votre disposition en voiture 3. Les contrôleurs vont passer parmi vous, n’hésitez pas à leur demander conseil pour les dosages requis.

Pour les riches pigeons qui ne peuvent patienter une heure ou deux sans manger ou sans café, un bar se trouve en voiture 4. Il vend également des boules Quies à prix d’or et des tickets de métro avec un tarif spécial “un pour le prix de deux”.

Nous vous rappelons qu’à sept heures du matin les gens normaux aiment terminer leur nuit et nous vous prions donc de détailler votre vie sexuelle à un volume sonore n’excédant pas le murmure inaudible.

Afin de nous assurer que vous ayez bien compris le message et parce qu’il n’y a pas de raison que nous soyons les seuls réveillés, nous diffuserons cette annonce à intervalles réguliers, entrecoupés de l’inventaire exhaustif en temps réel du contenu du bar.

Mesdames et messieurs, nous espérons que vous ayez suffisamment de volonté pour passer malgré tout un agréable voyage.

“À nous de vous faire préférer le train”

“Suite à un largage intempestif de grenouilles sur la voie entre Caille et Cabris, , le trafic est fluidifié et nous arriverons avec une avance de quarante minutes.”

À peine la speakerine se tait-elle que chacun pianote sur son extension de cerveau. Beaucoup préviennent leurs proches à grands coups de râlages sur cette industrie ferroviaire qui, décidément, ne respecte jamais les horaires Comment vont-ils s’organiser, maintenant, pour retrouver ceux qui déjà rechignaient à se libérer pour venir les chercher ? Si seulement c’était la première fois ! Mais non, en ce moment, on dirait qu’ils font un concours pour terminer le plus rapidement possible leurs journées. Des grenouilles ! Et puis quoi encore ? Comme si les anguilles de la dernière fois ne leur avaient pas suffi… Pendant un mois la voie avait été glissante ; un train avait même failli entrer en collision avec le précédent, passé avant le largage, tellement l’accélération avait été subite.

D’autres recherchent des informations complémentaires sur Internet. Quel type de grenouilles exactement ? Comment avait-elles été élevées ? Ont-elles eu une vie décente avant d’offrir si utilement leur mort à la société ferroviaire ? Quel était le retard initial du train qui a dû demander cette régulation expérimentale de sa vitesse ?

Les derniers, enfin, ont sorti leurs engins pour être prêts à enregistrer chaque minute de l’action qui se déroulera à partir de Caille. En réglant leurs cerveaux portables sur un envoi direct des données à leur site ou aux chaînes d’information, ils sont sûrs qu’elles leur survivront en cas d’incident majeur, qui pourrait fort bien advenir. Après tout, à part pour la météo, peut-on vraiment se fier aux grenouilles ?

Faire-part

Chers amis,

Vous avez été là pour partager notre bonheur quand nous nous sommes rencontrés. Nous avons fêté ensemble l’obtention de nos diplômes et nos premiers pas dans la vie active. Vous avez célébré avec nous notre union. Vous nous avez apporté votre aide pour notre installation. Vous avez baptisé nos enfants. Vous vous êtes réjouis de nos promotions. Vous êtes partis en vacances avec nous. Nous avons regardé les ans passer, les fêtant tous à notre façon.

C’est donc avec une grande émotion que nous vous convions cette année à la réception que nous organisons pour notre séparation. Vous pourrez revivre avec nous les débats de nos avocats. Nous boirons toute la nuit en souvenir du bon vieux temps. Vous nous ressortirez tous les moments de notre amour, d’un nouveau point de vue. Vous nous direz, au choix, que notre histoire était perdue d’avance ou au contraire que  la vie est injuste, nous étions faits l’un pour l’autre ; vous échangerez enfin l’argent de vos paris. Vous vous ferez arbitres et partagerez pour nous notre patrimoine et nos enfants. Vous fêterez comme il se doit notre liberté retrouvée. Vous pouvez venir accompagnés, de gens sympathiques et célibataires de préférence.

Nous comptons bien entendu sur vous pour ébruiter la nouvelle auprès de ceux que nous n’aurions pas l’occasion de prévenir. Et nous vous attendons de pied ferme dans la joie et la bonne humeur, le samedi 18 août à 14h pour un week end d’excès et de débordements, comme on sait si bien le faire lorsqu’il s’agit de fêter ce qui est important.