Casse-noisette

bulle savon

Montparnasse, 7h45. Le ballet a déjà commencé, mais s’est-il seulement arrêté ?

Mouvements chronométrés, chorégraphiés, précision d’horloger. Quand chaque passant devient figurant, le ballet s’emballe. Le sixième sens guide les pas. Conscience de soi, conscience des autres, chacun dans sa bulle.

Les bulles parfois se frôlent. Secondes en suspens : vont-elles rebondir, se déformer, éclater ? Les personnes dans ces bulles vont-elles s’effleurer, se collisionner, se rencontrer, se regarder, se mélanger ?

Que se passe-t-il quand la bulle pour un instant s’estompe ? Ou quand elle s’opacifie, gelée par le froid de l’âme qui engourdit les sens ? Ou alors quand deux bulles distantes, le temps d’un regard prolongé, s’aspirent et fusionnent ? Le reste du monde, les autres bulles sont elles automatiquement agglomérées ou disparaissent-elles dans les limbes de la conscience ?

Perdue dans mes pensées inspirées par le ballet dont je suis danseuse à contre-cœur, j’exécute à coup de réflexes pas de côté, changements de rythme et mouvements d’ensemble.

Un jour, quand j’aurai le temps, je regarderai de bout en bout le spectacle de la gare en heure de pointe.

Se taper l’affiche

Entrées de bâtiments, panneaux d’affichages, scotch, affiches, blagues, rires. Cages d’escaliers, cuisines communes, scotch, affiches, ordures, apnées. Trois étages encore. Scotch, affiches, blagues, rires. Sortie du bâtiment. Pluie. Carton de protection, affiches sauvées. Nouveau bâtiment. Scotch, affiches. Escaliers avalés, connivence, complicité. Scotch, affiches. Efficacité, complémentarité, blagues, rires. Scotch, affiches. Pluie, portes fermées, pauses au sec. Scotch, affiches. Répétition inopinée, séance de steps à la volée. Scotch, affiches. Rouleau de scotch terminé, après-midi vite déroulé. Épaules fourbues, paupières grévistes. Travail bien fait, campus placardé. Plus qu’à jouer !

La plus belle matière du monde

Un groupe. Quinze corps qui se découvrent. Quinze volontés à guider pas à pas vers un dessein commun. Quinze sensibilités à ménager. Quinze esprits à mêler, tisser, souder pour construire la plus belle des entités. Une troupe.

Un potentiel de haut vol. Un pari risqué. Ne surtout pas gâcher les millions de possibles qu’ils laissent entrevoir. Récolter, mettre en forme, cultiver chaque pousse sortie par hasard. Insuffler assez d’énergie pour tenir la distance. Badigeonner de confiance comme engrais et ciment. Saupoudrer le tout d’euphorie, d’émerveillement, de complicité. Savourer les instants de grâce, incrustés dans le cœur sitôt disparus.

Le cœur gonflé d’espoir, tout est permis pour un temps. Et si ça marchait? Se pourrait-il que le nectar de ces quinze fleurs sauvages nous donne la liqueur la plus subtile qui soit? Distillons, distillons, afin que le moment venu chacun se régale au calice de l’ultime consécration. L’éphémère en œuvre d’art qui scellera l’appartenance de tous à cette troupe exceptionnelle. La notre.

La porte dévergondante

Un jour, par curiosité, j’ai poussé la porte et je suis entrée. Un monde de rires, d’actions imaginaires, fantastiques, de situations cocasses, suggestives. De la timidité, réelle et feinte. Un immense plaisir à vivre cent vies, rencontrer mille personnes et se découvrir à travers la peau d’un autre. Depuis, je pousse chaque semaine cette porte sublimant les caractères, les émotions, les relations. Laissant avec mon manteau la fille sage au vestiaire, je participe à la débauche ambiante dans ce sanctuaire protégé où l’expression est reine.

Et après

Le rideau retombe, les applaudissements s’éteignent, la salle redevient calme. Sont-ils émus, touchés, satisfaits, amusés par ce qu’ils ont vu? Ont-ils remarqué toutes les imperfections que nous n’avons pas eu le temps de corriger? N’y ont-ils vu que du feu, emportés qu’ils étaient par la magie du spectacle? Sauront-ils jamais?

Peuvent-ils imaginer combien de peine, de travail, de compromis, de débats acharnés, de coups de gueule, de frustration, de désillusions, de pression, de découragements, d’abandons, d’acharnement, de déchirements, de galères il a fallu pour leur présenter cela aujourd’hui? Peuvent-ils le voir dans nos regards en chien de faïence? Devinent-ils sous les sourires maquillés les alliances, les duels, les oppositions, les rancœurs? Ne voient-ils que la magie, les fous rires, le plaisir d’y être arrivés?

Très certainement, ils s’en moquent. Ne cherchent pas à le savoir. Ne savent même pas si le spectacle leur a plu, il leur faudra un jour ou deux pour se décider, après en avoir un peu parlé avec leurs voisins de banc. Et puis ils oublieront, on n’est pas là pour marquer leur esprit à l’indélébile, juste pour les distraire pendant une courte soirée de leurs combats personnels.