Altérée

Je suis cet homme qui attend seul à la terrasse d’un bar en pianotant sur son téléphone. Je suis arrivé en avance pour choisir la table où nous passerons quelques heures dans l’après-midi, je profite de ce temps pour regarder les passants et consulter la météo. J’aime bien arriver le premier, je suis sûr de ne pas avoir à m’excuser pour mon retard, à m’enquérir du temps d’attente des personnes que je rejoins, à décider si je dis bonjour à chacun ou si je me contente d’un salut groupé. J’ai tout mon temps, je laisse ce genre de considérations aux éternels retardataires.

Je suis cette dame âgée qui prend mille précautions pour descendre d’un trottoir. Ma cheville est fragile, ma cane glisse sur le sol, particulièrement sur les bandes blanches des passages piétons. Mon mari est tombé l’hiver dernier en allant au marché, il nous a fallu vingt minutes à nous deux pour le relever dans la rue déserte. Depuis, il ne sort plus, je regroupe et limite mes déplacements et j’ai peur de chaque obstacle sur mon chemin.

Je suis cet infirmier qui se lève aux aurores pour éviter l’hospitalisation à ses patients. Plus les soins sont effectués tôt à leur domicile, plus ils profitent de leur journée et vaquent à leurs occupations. Certains n’ont rien dit à leurs proches et poursuivent une vie normale grâce à mes horaires élastiques. C’est important et ça vaut le coup de régler le réveil sur cinq heures, même  en période estivale.

Je suis ce chat qui paresse sur le fauteuil, roulé en boule dans le soleil de fin d’après midi. J’ai passé le gros de ma journée à dormir, à me frotter aux murs, à guetter les oiseaux sur le mur d’enceinte en claquant des dents de frustration derrière la baie vitrée. Je ronronne de bonheur quand je suis réveillé par des mains qui pressent ma tête et caressent mon cou à la perfection, résultat d’années de dressage à coups de griffes, de regards dédaigneux et de sorties théâtrales en cas de mauvaise manipulation. Pour me dégourdir les pattes, je vais demander à mon humaine de me lancer des croquettes une par une, je courrai après et les chasserai, elle sera impressionnée par mon talent et recommencera pour épater ses congénères.

Je suis cette caissière fatiguée qui compte les jours avant la fin de la saison et le départ des touristes. Ébahie par la bêtise humaine qui se répète inlassablement et paradoxalement se renouvelle sans cesse, dégoûtée du mépris et du manque de respect le plus élémentaire de mes contemporains, je m’évade en faisant de ma vie un théâtre. Je sublime les vacheries quotidiennes pour éviter de me noyer sous leur nombre et leur mesquinerie, j’essaie de surfer sur cet océan dérisoire pour ne pas sombrer dans le cynisme le plus noir.

Ils existent quelque part. Statistiquement, c’est obligé. Quelqu’un, quelque part, a vécu mes mises en scène, pensé mes mots. Quelqu’un de réel. De plus complexe que ces modestes descriptions, bien sûr, mais qui aurait ressenti ne serait-ce qu’un instant ce que j’ai écrit. Si moi, je peux décrire leurs sensations, leurs émotions, si j’arrive à les ressentir en fermant les yeux, qui me dit que je ne suis pas eux, au moins un peu ?

La colline du silence – IV –

Épisode I / Épisode II / Épisode III

En me levant ce matin, je trouve un mot sur la machine à café. “Viens sur le toit”. Pas de signature mais je reconnais son écriture. Je me frotte les yeux, me masse les tempes et fais des grimaces pour chasser le sommeil qui s’accroche à mes cernes. Comme ça ne suffit pas, je me mouille les mains et me rafraichis la nuque à l’évier. Après sa phrase sibylline lancée dans mon casque au travail, j’ai ruminé une bonne partie de la nuit pour enfin m’endormir au petit matin. Quand le réveil a sonné une heure et demie plus tard, j’ai eu un mal de chien à traîner ma carcasse jusqu’à la cuisine. Si j’étais un peu plus frais, je me demanderais comment il a pu entrer chez moi, écrire un petit mot et le déposer sur ma cafetière sans que je l’entende. Pour l’heure, j’attends que le café coule en zieutant, amorphe, son bout de papier.

Quand l’odeur du café réveille les quelques neurones qui seront en activité aujourd’hui, je me sers un bol, ajoute un sucre et demie et une pointe de lait, attrape deux tranches de pain d’épices et me dirige vers les escaliers. Par réflexe, je chope les clés sur la porte avant de la claquer. Je monte sans hâte jusqu’au toit de mon immeuble et sors au grand air. J’ai arrêté de fumer il y a trois mois, mais ce matin, une petite roulée m’aurait fait du bien. Tant pis. Je m’accoude au parapet et regarde la ville, sept étages plus bas, en inspirant profondément. Je mange une tranche de pain d’épices et bois la moitié de mon bol de café avant de faire le tour du toit. Il n’est pas là. Pas encore arrivé, ou déjà parti, je ne sais pas. Ou peut-être qu’il m’observe aux jumelles de l’immeuble d’en face, qu’il contrôle la caméra de surveillance fixée au-dessus de la porte. Depuis trois ans, je m’attends à tout de sa part.

Je ne suis pas si pressé ce matin, j’avais mis mon réveil pour m’occuper de la lessive, du ménage et des courses avant d’aller travailler. Je peux rester ici un peu, je suis de toute façon trop fatigué pour m’énerver. Encore une fois, j’agis comme une marionnette sous ses mains. Mais c’est ça ou le perdre à jamais, et je ne peux m’y résoudre, pas encore. Je termine mon petit déjeuner et scrute tout ce que je peux voir de mon toit. Il a dû laisser un signe quelque part. Forcément. Mais je ne vois rien d’inhabituel. Pris d’une inspiration, je me hisse sur le muret et m’assieds jambes dans le vide, comme nous le faisions quand nous étions mômes.

“Les poules ont des dents”. Mon cœur rate un battement puis en bombarde quatre pour compenser ; je n’ai jamais été si réveillé. Je me retourne et le vois adossé à la porte qui donne sur les escaliers. Il est arrivé en toute discrétion le temps que je m’installe. Il poursuit : “Les poules descendent des dinosaures et ont conservé quelques gènes de leurs ancêtres, comme des archives cachées dans leur propre génome. Quand des mutations forcent ces gènes à s’exprimer, certains poulets naissent avec des dents. Les scientifiques ont un peu forcé le hasard et élèvent maintenant des poules dentées.”

Je l’écoute d’une oreille en évitant de bouger. Comme pour ne pas effrayer un papillon qui se serait posé sur mon bras, je perds tout naturel. Je ne veux plus qu’il se sauve. De me retrouver face à lui après plus d’un an de cache-cache, je ressens au fond des tripes tout le manque accumulé, toutes les angoisses emmagasinées lors de ses si longs silences. Enfin mon petit frère est revenu, et il peut bien me parler de poules, de dents, de dinosaures ou même de castors géants s’il le veut, je suis prêt à le relancer.

 À suivre…

Épisode V / Épisode VI / Épisode VII

Tous comptes faits

Je compte. Je planifie, je quantifie, je classifie. Tout ce qui peut l’être. Tout ce qui devrait l’être. Combien d’argent dans le mois ? Où va-t-il, à quoi pourrait-il servir ? Combien d’heures dans la semaine ? Comment les dépenser, à quoi les allouer ? Combien de calories ? De celles qu’on mange à celles qu’on dépense, est-on débiteurs ou créditeurs ? Combien d’amis ? Peut-on les hiérarchiser, qui prioriser ? Combien de tâches à accomplir ? Les urgentes, les importantes, les divertissantes, comment les organiser ? Combien de souvenirs ? Entre ceux qu’on ressasse, ceux qu’on oublie trop vite et ceux qu’on modifie au gré du temps, auxquels se fier ? Combien d’étoiles autour de moi ? Les brillantes, les déjà mortes, les naissantes et celles qu’on ne verra jamais, comment appréhender cet infini ? Combien de chemins puis-je emprunter ? Comment prévoir leurs méandres biscornus ou monotones depuis le croisement où je me trouve ? Combien de feuilles sur cet arbre ont-elles poussé depuis hier ? Combien de conséquences pour dix minutes de retard ? Combien de trains chaque jour pour combien de destinations ? Combien de kilomètres pour rejoindre les malouins, les andalous, les inuits ? Combien d’années avant les premiers mots, les premiers poils, le premier amour, le premier métier ? Combien de séances pour ce film avant qu’il ne soit déprogrammé ? Combien de cheveux blancs depuis la dernière épreuve, combien avant la première coloration ? Les listes, les tableaux, les cases s’enchainent, la calculatrice jamais ne dort. La vie ainsi fait mine de s’ordonner, de se mettre à portée mais ne se laisse que rarement dompter. Alors je la compte, l’inventorie, la trie, la caractérise pour la saisir de mes dix doigts.

Le mur du son

Quinze centimètres, vingt tout au plus. C’est la distance qui me sépare de la brunette souriante assise à côté de moi dans le bus. Il me semble pourtant que nous habitons sur deux planètes distinctes, qu’un si court trajet passé côte à côte ne pourra pas rapprocher.

Elle est entrée un arrêt après moi et s’est assise à ma gauche. Son amie se tenait près d’elle, debout. Elles n’ont pas tardé à reprendre leur conversation interrompue par leur installation. J’ai tout de suite été captivée par leur langue toute en silences, mouvements, vivacité. Leurs visages et leurs corps tout entiers communiquaient, avec une expressivité tellement intense que je ne pouvais plus détourner les yeux. Impossible de comprendre leurs échanges, elles signent beaucoup trop vite et la plupart des mots me sont inconnus. Je peux facilement deviner lorsqu’elles sont en colère ou enthousiastes, joyeuses ou plus tristes, mais je ne sais rien de ce qui cause leurs émotions. Fascinée par leur monde d’expression corporelle, je me sens comme une intruse découvrant un monde pour l’heure inaccessible.

En les observant ainsi, je comprends que seule ma voisine n’entend ou ne parle pas. Son amie est un peu moins rapide dans ses signes, parait chercher ses gestes et traduire ses pensées avant de signer, elle est certainement entendante et a appris la langue pour sa camarade. Quand l’amie de la brunette descend à son arrêt, celle-ci reste seule, silencieuse, immobile à mes côtés. J’aimerais entamer la conversation avec elle. Entrevoir d’un peu plus près cette culture qui m’est totalement étrangère. Mais je n’ose pas tenter de gestes grossiers qui pourraient la mettre mal à l’aise, ni m’immiscer dans son intimité. Je ne sais rien lui dire, je ne peux rien partager pour l’instant qu’un  sourire engageant si d’aventure elle tourne la tête dans ma direction.

Samedi midi

Il n’aurait peut-être pas dû. Il mange distraitement sa salade et la phrase tourne en boucle dans sa tête. Il aurait pu attendre encore un peu. Même si ça le démangeait depuis des mois, il sent qu’il n’a pas été juste, tout compte fait. Par la fenêtre face à sa petite table, il regarde ses voisins qui partent en vélo et ne peut s’empêcher d’apprécier le silence. Aussitôt, la culpabilité refait surface.

Jusqu’à ce matin, il en savourait chaque miette, de cette tranquillité retrouvée. Plus d’aboiements entêtants à longueur de journée pour perturber ses journées de policier à la retraite. C’était une belle victoire sur ses sans-gêne de voisins. Ses voisins qui ont pris un chien en HLM pour le laisser seul toute la journée. Pauvre clébard adopté par des égoïstes à la SPA qui hurlait à la mort dès qu’il se retrouvait seul, revivant très certainement chaque jour son premier abandon. Depuis qu’excédé, il était parti se plaindre à la régie de l’immeuble, le calme était vite revenu. Les voisins ont trouvé un nouveau foyer pour leur bête, et même s’ils ne lui adressent plus la parole, les choses finiraient bien par renter dans l’ordre.

Voilà, ces derniers mois, ce qu’il en pensait. Et puis, hier, sa petite-fille était en visite chez lui. Elle a trouvé un petit boulot dans le coin et en profite pour rendre visite à son grand-père. La encore, il est ravi des évènements. Que demander de plus pour sa retraite ? Mais c’est une petite-fille un brin secouée qu’il a accueillie pour le café. Elle n’en finissait pas de pester elle aussi sur les voisins, les traitant de lâches, de sans-cœur, de moins que rien. Il a fallu pas mal de questions et de petits gâteaux pour qu’elle accepte de raconter son histoire.

– Tu te souviens de Doug, le chien des voisins ? Une espèce de caniche géant, les poils devant les yeux ?

– Celui qui hurlait à la mort dès qu’on le laissait seul ?

– Peut être, oui. Celui qui avait léché mes genoux il y a deux ans quand je suis tombée en rollers. De toute façon, ils n’en ont eu qu’un de chien, les voisins ?

– Oui, oui, que je sache. Je crois qu’ils ont un petit chat depuis peu, mais de chien, je ne me rappelle que lui. Et donc, il s’appelait Doug ?

– Oui, Doug, c’est bien ça. Si mes souvenirs sont bons, ils l’avaient pris à la SPA, et c’étaient surtout les enfants qui s’occupaient de la promenade.

– Je confirme, de ma fenêtre, je voyais surtout l’aînée s’en occuper. C’était peut être son chien. Enfin bref, pourquoi tu m’en reparles, de ce Doug ?

– Tu m’as bien dit à Noël que ça faisait un mois que tu ne l’entendais plus et que tu pouvais enfin faire ta sieste l’après midi ?

– Laisse -moi réfléchir un peu, ça remonte tes histoires… À Noël, ça faisait bien un mois qu’on ne l’entendait plus, oui, c’est ça. Pourquoi toutes ces questions ?

-Eh bien figure-toi que mon travail, c’est à la fourrière, tu sais, à 300m sur la route près de l’ancienne usine de charcuterie…

-Je vois bien, oui, je vais souvent me balader de ce côté, les bords de la rivière sont assez sauvages.

-Bref, je travaille à la fourrière depuis hier. Pour l’instant, je ne fais que regarder et quelques petites tâches sans importance, parce que mes patrons ne veulent pas que je fasse des bêtises en m’y collant trop tôt. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, c’est vendredi. Et vendredi, c’est euthanasie. C’est triste mais c’est comme ça. Il est certains chiens qui ne peuvent être “remis en circulation”, qui ne sont plus adoptables et la SPA n’a pas forcément la place de tous les accueillir. Donc, une fois par semaine, le vétérinaire vient, tatoue les nouveaux arrivants et, le cas échéant, endort puis euthanasie les animaux qui sont “retirés du circuit”. J’imagine que tu vois où je veux en venir ?

– Non, ne me dis pas que…

– Et si. Aujourd’hui, le seul animal euthanasié était un caniche plutôt grand, un peu fou-fou avec nous et triste dès qu’on s’éloigne de lui. Je n’ai pas réalisé sur le coup. Mais en remplissant les papiers avec mon chef, j’ai vu son nom. Apparemment, il est resté plus de cinq mois au chenil sans être adopté et sans qu’il n’y ait de place à la SPA du secteur pour lui permettre de vieillir là bas au cas où personne ne veuille de lui. Eux n’euthanasient pas. Mais nous, oui, on est obligés. On récupère tous les chiens errants signalés par les riverains et la structure est petite. Quand c’est nécessaire, il faut libérer des boxes. Et quand les adoptions ne suffisent pas… Mais ce n’est même pas le pire. Une fois que j’étais sûre qu’il s’agissait de Doug, j’ai regardé pourquoi il était là. Quand on reçoit un nouvel animal, on inscrit sur un registre les raisons de son “accueil”. En général, ils sont trouvés dans la rue, mais parfois, suite à un décès ou autre, la famille nous apporte l’animal. Ici, en face de son nom, il était inscrit “abandon par son maître”. J’en reviens pas. Tes voisins ont adopté cet animal, mais dès qu’ils l’ont trouvé trop encombrant, ils s’en sont débarrassé à la fourrière. Ils auraient pu le rapporter à la SPA où ils l’ont pris, il aurait été sauf. Mais non, ils ont choisi la facilité avec la fourrière juste à côté. Et ils ne s’en sont pas préoccupés plus que ça, sinon ils auraient su que des mois plus tard il était encore là…Ah, rien que d’y penser, j’enrage encore !”

Sa petite-fille avait continué sur sa lancée jusqu’au dîner, puis elle était rentrée chez elle. Après son départ, il avait passé la nuit à ressasser. Ce n’était pas entièrement sa faute, non ? Lui n’avait fait que signaler le bruit, c’est quand même normal en immeuble de respecter ses voisins et de faire taire son chien ! Il n’aurait jamais imaginé que le petit chien en mourrait. Si ç’avait été son animal, il lui aurait trouvé une famille fiable, lui. Il ne s’en serait pas débarrassé au premier chenil venu comme on laisse sa voiture à la casse. N’empêche.

Il n’aurait peut-être pas dû. Il aurait pu être un peu plus patient, attendre que le chien s’habitue, même si ça prend beaucoup de temps. Même un chien peut comprendre que ses nouveaux maîtres reviennent chaque soir et que son foyer est stable. L’appétit coupé, il emballe sa salade sous cellophane. Le goût de cendre dans la bouche lui rappelle ses plus mauvaises heures à la PJ, de celles dont il n’est pas forcément fier. Même s’il n’y a pas un bruit, sa sieste s’annonce compromise.

Texte écrit grâce au déclencheur de Lionel Davoust