La colline du silence – IV –

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En me levant ce matin, je trouve un mot sur la machine à café. “Viens sur le toit”. Pas de signature mais je reconnais son écriture. Je me frotte les yeux, me masse les tempes et fais des grimaces pour chasser le sommeil qui s’accroche à mes cernes. Comme ça ne suffit pas, je me mouille les mains et me rafraichis la nuque à l’évier. Après sa phrase sibylline lancée dans mon casque au travail, j’ai ruminé une bonne partie de la nuit pour enfin m’endormir au petit matin. Quand le réveil a sonné une heure et demie plus tard, j’ai eu un mal de chien à traîner ma carcasse jusqu’à la cuisine. Si j’étais un peu plus frais, je me demanderais comment il a pu entrer chez moi, écrire un petit mot et le déposer sur ma cafetière sans que je l’entende. Pour l’heure, j’attends que le café coule en zieutant, amorphe, son bout de papier.

Quand l’odeur du café réveille les quelques neurones qui seront en activité aujourd’hui, je me sers un bol, ajoute un sucre et demie et une pointe de lait, attrape deux tranches de pain d’épices et me dirige vers les escaliers. Par réflexe, je chope les clés sur la porte avant de la claquer. Je monte sans hâte jusqu’au toit de mon immeuble et sors au grand air. J’ai arrêté de fumer il y a trois mois, mais ce matin, une petite roulée m’aurait fait du bien. Tant pis. Je m’accoude au parapet et regarde la ville, sept étages plus bas, en inspirant profondément. Je mange une tranche de pain d’épices et bois la moitié de mon bol de café avant de faire le tour du toit. Il n’est pas là. Pas encore arrivé, ou déjà parti, je ne sais pas. Ou peut-être qu’il m’observe aux jumelles de l’immeuble d’en face, qu’il contrôle la caméra de surveillance fixée au-dessus de la porte. Depuis trois ans, je m’attends à tout de sa part.

Je ne suis pas si pressé ce matin, j’avais mis mon réveil pour m’occuper de la lessive, du ménage et des courses avant d’aller travailler. Je peux rester ici un peu, je suis de toute façon trop fatigué pour m’énerver. Encore une fois, j’agis comme une marionnette sous ses mains. Mais c’est ça ou le perdre à jamais, et je ne peux m’y résoudre, pas encore. Je termine mon petit déjeuner et scrute tout ce que je peux voir de mon toit. Il a dû laisser un signe quelque part. Forcément. Mais je ne vois rien d’inhabituel. Pris d’une inspiration, je me hisse sur le muret et m’assieds jambes dans le vide, comme nous le faisions quand nous étions mômes.

“Les poules ont des dents”. Mon cœur rate un battement puis en bombarde quatre pour compenser ; je n’ai jamais été si réveillé. Je me retourne et le vois adossé à la porte qui donne sur les escaliers. Il est arrivé en toute discrétion le temps que je m’installe. Il poursuit : “Les poules descendent des dinosaures et ont conservé quelques gènes de leurs ancêtres, comme des archives cachées dans leur propre génome. Quand des mutations forcent ces gènes à s’exprimer, certains poulets naissent avec des dents. Les scientifiques ont un peu forcé le hasard et élèvent maintenant des poules dentées.”

Je l’écoute d’une oreille en évitant de bouger. Comme pour ne pas effrayer un papillon qui se serait posé sur mon bras, je perds tout naturel. Je ne veux plus qu’il se sauve. De me retrouver face à lui après plus d’un an de cache-cache, je ressens au fond des tripes tout le manque accumulé, toutes les angoisses emmagasinées lors de ses si longs silences. Enfin mon petit frère est revenu, et il peut bien me parler de poules, de dents, de dinosaures ou même de castors géants s’il le veut, je suis prêt à le relancer.

 À suivre…

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