La colline du silence – V –

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Lorsqu’il a fini son exposé, il se tait et ne bouge plus. Lentement, je me retourne et bascule mes pieds côté toit pour m’installer plus confortablement face à lui. Je peux alors l’observer plus franchement. Il a l’air d’avoir grandi, les cheveux qui entourent sa tête en bouclant me paraissent un peu plus blonds. Il est bronzé, aussi. Machinalement, je regarde ses avant-bras et je souris en remarquant ses bracelets. Je ne sais pas quoi dire, alors je lui montre mon poignet où se trouve, incongru, un très fin bracelet brésilien, décoloré mais que l’on devine anciennement bleu et orange. Il secoue la tête, éparpille ses bracelets et en isole un, identique au mien.

Je le regarde franchement, ému, j’essaie de deviner ses sentiments sous son sourire permanent. N’y arrivant pas, je me jette à l’eau. “Alors, on fait la paix ?” Sitôt que les mots franchissent mes lèvres, je réalise le puéril de ma proposition. Même si je pouvais effacer de ma mémoire trois ans de lutte, un an de disparitions impromptues et de réapparitions narquoises, je sais bien que cela ne dépend pas de moi. C’est lui qui a mené la danse pendant tout ce temps, sans rien me reprocher ouvertement. Pour oublier tout ça, il faudrait qu’il en ait l’envie. Je ris de ma naïveté, je jette un œil dans sa direction, il sourit sans me répondre. Je reprends, en pesant mes mots, parce qu’il faut bien que l’un de nous avance.

“C’est idiot, je ne suis pas en guerre contre toi, il n’y a pas de paix à faire. Et tu ne viens pas me demander pardon, ça ne te ressemble pas. Je suis presque sûr que tu ne saurais même pas pour quoi demander pardon. De mon côté, je ne sais pas si j’ai dit ou fait quelque chose qui t’a froissé il y a trois ans, mais si c’est le cas, je suis prêt à t’écouter.” Pause, aucune réaction de son côté, toujours le même sourire. “Bien sûr, on pourrait aussi ne rien évoquer et nous retrouver. Juste comme ça, ça marcherait peut-être ?” Toujours pas d’autre réaction que ce sourire de surfer californien sur son visage hâlé. Une pointe de peur et de colère s’empare de moi devant ce silence. Même présent, devant moi, il me fait perdre mes moyens. J’essaie de me contrôler, change de tactique.

“Tu sais que l’Homme n’a pas le monopole de la culture ? On a trouvé des chimpanzés qui portent des brins d’herbe derrière les oreilles, comme un bijou. C’est une femelle du groupe qui a commencé, elle a été imitée par ses congénères.” Là, il me répond, comme si nous nous étions quittés hier : “Chez les poissons aussi, on pourrait parler de culture. Au moins de transmission de connaissances. On peut entraîner des poissons à trouver de la nourriture dans un labyrinthe, jusque là, rien d’anormal. Mais ensuite on les met ailleurs, en présence d’autres poissons qui ne connaissent pas du tout ce dispositif, qui n’ont jamais fait d’expériences. On récupère ces nouveaux poissons, on les met dans le labyrinthe et ils trouvent la nourriture aussi rapidement que les poissons entraînés. On en conclut que les poissons sont capables de communication abstraite.”

Ma méthode a l’air de marcher, il parle. Je suis soulagé et agacé à la fois. On peut discuter de choses qui l’intéressent, mais pour le reste, je suis face à un mur. Un mur de sourires mais un mur quand même. Je décide de poursuivre un peu dans son sens, de gagner du temps. On parle du système immunitaire des plantes, de la découverte du LSD, de la mort de Gaudí, des trois cœurs des poulpes et de leur sang bleu, des techniques de fécondation des punaises et des serpents. Je me détends, c’est presque agréable d’échanger comme ça, j’ai l’impression de retrouver l’ambiance de nos douze ans. Puis il annonce, comme s’il avançait un nouveau fait sur lequel disserter, “Félix est mort cet été-là”. La première pensée qui me traverse la tête est de prévenir le boulot que je serai absent aujourd’hui.

À suivre…

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