La colline du silence – VI –

Épisode I / Épisode II / Épisode III / Épisode IV / Épisode V

Félix. Un étudiant que mon frère voyait en terminale. Le seul que j’ai vu de mes yeux embrasser mon frangin et lui tenir la main. Félix, qui avait disparu sans laisser d’adresse deux ans plus tard, un soir où mon frère et moi en étions venus aux mains, aux poings et aux pieds lors d’une dispute particulièrement violente. Félix, pour qui mon frère a quitté famille, études et amis, dans l’espoir de le retrouver. Félix, qui a changé radicalement nos vies il y a trois ans de cela.

Pendant que je me remémore cette période, je me dirige vers les escaliers et il me suit en silence. De retour dans ma cuisine, je prépare une nouvelle tournée de café, nous en aurons besoin. J’appelle le travail pour prévenir que j’ai de la fièvre, que je ne viendrai pas. Puis je reste silencieux, j’ai peur de froisser mon frère avec une question maladroite. C’est lui qui a abordé le sujet, j’imagine qu’il va développer seul et qu’il cherche ses mots, savoure son effet.

Il termine son mug de café avant de reprendre. “Il y a un an, j’ai reçu une lettre que Félix m’avait écrite. Sa sœur avait finalement décidé de me la faire parvenir. Je savais depuis longtemps que je ne le reverrai pas, qu’il avait eu un accident et que sa famille l’avait caché pendant son hospitalisation puis m’avait volontairement éloigné en m’envoyant sur une fausse piste en Norvège pour que je n’assiste pas à son enterrement. Si tu te rappelles cette période, je partais souvent et je t’envoyais encore des cartes. Tu savais plus ou moins où j’étais mais je m’arrangeais pour te blesser. Je n’avais pas digéré que tu insinues que Félix t’avait fait des avances. Pendant longtemps, j’ai cru que tu étais jaloux de me savoir avec lui, jaloux du temps que je ne t’accordais plus depuis un bail. Je ne vous ai jamais dit qu’il était mort, je voyageais pour fuir tout ça, je ne voulais pas de votre sympathie, j’étais en colère.” Je continue de me taire et l’observe. Il fait tourner machinalement sa tasse vide sur la table, parle en regardant la huche à pain. Son visage est plus grave que sur le toit, mais il y flotte toujours un sourire, comme si nous étions en train d’évoquer des souvenirs de colonie de vacances. Pour ma part, je respire à peine et hoche simplement la tête de temps en temps. Ça fait au moins cinq ans que mon frère n’a pas aligné autant de mots, trois ans qu’il ne m’a pas parlé franchement de lui. Et si j’espérais encore des explications pour ses combines, je ne croyais plus vraiment qu’elles arriveraient un jour.

Il se ressert une tasse et colle ses mains dessus pour les tenir au chaud. “Il y a un an, donc, j’ai reçu cette lettre de Félix, qu’il avait écrite le soir de notre bagarre. Il me disait qu’il allait révéler notre relation à sa famille. Qu’il en avait marre de me présenter comme un ami alors qu’il était fou amoureux de moi. Et il a ajouté, en PS, comme une blague, “ça clouera le bec de ton frangin, j’irai lui dire après que je ne suis pas lâche et que j’assume totalement ce que je suis.” Et c’est ce soir-là qu’il…”

La voix de mon frère se casse. Il a les yeux rouges mais ne pleure pas, l’ombre de son sourire traîne encore sur ses lèvres. Il se ressaisit et poursuit. “Ce soir-là, il a effectivement annoncé son homosexualité à ses parents. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé exactement, mais il a fini avec sa moto dans un ravin à une centaine de kilomètres de chez lui.” Il plante ses yeux dans les miens, s’adosse à sa chaise, termine son mug puis sourit de toutes ses dents. “La suite, tu la connais. Je t’en ai tellement voulu. J’ai pensé que, directement ou non, son coming out l’avait tué. Et une part de moi ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait fanfaronné pour t’épater. Je repensais à tes insinuations. De toute façon, je ne pouvais pas accepter qu’il l’ait fait pour moi, c’était trop insupportable. Alors je me suis vengé de toi. C’était tellement facile de te manipuler, de t’atteindre. Je te connais encore par cœur. Je voulais que tu en baves, je savais que quelque part, tu tenais toujours à moi et que je pouvais en jouer. Il me suffisait de disparaitre pour t’affoler. Je t’observais de loin et ça ne m’apaisait pas. Alors je revenais à l’attaque. Et je repartais. Mon silence avait plus de poids après chaque réapparition. Je jouais de tes espoirs et de ta colère. Même là, tu vois, après tout mon blabla, tu n’oses même pas m’en vouloir, c’est assez comique.”

Il éclate de rire et c’est vrai que je ne sais pas comment réagir. Rancœur, soulagement, déception, ébahissement ; j’ai le choix des émotions. Plus il attend ma réaction, plus je suis confus. Finalement, je me lève, je vais dans la salle de bains passer un jean et un T-shirt propre, je mets des baskets et je pars, sans un mot.

À suivre…

Épisode VII

Les doudous d’Élodie

J’ai trente ans et je collectionne les doudous.

Le tout premier doudou de ma collection est un petit mouton tout doux, avec une écharpe rayée de vert et d’orange. Il a de très longues pattes que l’on peut nouer entre elles et de la laine sur le dos et le dessus de la tête. Une étiquette très longue sur laquelle, à l’époque, on pouvait lire les instructions de lavage sur une face et « ce doudou appartient à Jules » sur l’autre face. Je l’ai trouvé par hasard sur un muret devant l’école maternelle Prévert, un soir vers vingt heures trente. Machinalement, je l’ai ramassé. Je pensais le mettre de côté pour le ramener à cette école le lendemain et le rendre à son petit propriétaire.

De retour chez moi, j’ai pensé à l’enfant qui devait pleurer à l’heure du coucher ; aux parents qui essayaient de le calmer, qui très probablement rusaient en lui présentant d’autres peluches que le gosse jetait en hurlant. Imaginer ce spectacle, alors que j’avais le petit mouton sur les genoux, m’a réchauffé le bas du ventre. Alors je l’ai gardé. Chaque soir, entre vingt heure et vingt-et-une heure, j’imaginais ce petit Jules, de plus en plus précisément, et je serrais son doudou fort contre moi.

Lorsque j’ai senti que le petit avait arrêté de regarder par terre à la recherche de son doudou à chaque trajet, que les parents avaient réussi à lui en imposer gentiment un autre et que tout était rentré dans l’ordre pour cette famille, j’ai pu considérer le mouton comme le mien. Mon premier doudou.

C’est à ce moment-là que j’ai commencé à traîner à la sortie des crèches, des écoles, des centres de loisir. Je cherchais un doudou perdu et je le ramassais. Le même manège se répétait, je me sentais puissante. J’avais le pouvoir de perturber le cours de la vie de ces familles pendant quelques jours, quelques semaines au plus. C’était… agréable, je crois. Je sentais que j’étais importante. Que je jouais un rôle dans l’apprentissage de la vie et de ses frustrations pour ces bambins.

J’ai gardé cette habitude de chercher les doudous sur les trottoirs, de passer chaque jour devant  ces endroits remplis d’enfants. Quand l’occasion se présente, que je vois une porte ouverte, j’entre, je trouve la caisse à doudous qu’il y a très fréquemment pour que les petits s’en détachent progressivement et j’en vole un. Parfois au hasard, souvent je prends le temps de le choisir. Pas plus d’un par jour, pour avoir le temps de profiter des scénarios que je me joue le soir ou à l’heure de la sieste.

J’ai trente ans et quatre vingt-treize doudous. Vous voulez les voir ?

Les ravages de l’honnêteté

Amis de la poésie, passez votre chemin

**********


“- Hey, salut ! Comment ça va ?

– Couci-couça.

– Oh, ma pauvre, qu’est-ce qui t’arrive ?

– J’ai une … euh, comment dire, une… mmmmmcose.

– Une quoi ? Parle plus fort, j’entends rien.

– J’ai une mycose.

– Comment ? Qu’est-ce que tu marmonnes ? Tu as une quoi ?

– Une MYCOSE. Là, je l’ai dit. T’es content ? U-NE MY-COSE.

– Euh, c’est quoi, une mycose ? Je veux dire, concrètement ?

– Concrètement, tu veux savoir ?

– Oui, j’en ai entendu parler mais je sais pas vraiment ce que c’est.

– Eh bien concrètement, puisque tu veux savoir, ♫ j’ai la zézette qui colle, un champignon qui m’gratte le con, ça schlingue dans ma culotte, eeet ça m’picote pour les mictions ♪

– Beurk, t’es crado ! Arrête !

– Fallait pas m’demander. Et encore, grâce mes explications, je t’épargne les joies de la recherche d’images sur le web.”


Vous ne pourrez pas dire que vous n’étiez pas prévenus.

En cadeau (ne me remerciez pas, ça me fait plaisir) :

Les transports de Lucie

Le métro s’arrête, les portes s’ouvrent, Lucie respire. Le  jeune homme n’est pas descendu. Elle jette des coups d’œil dans sa direction, puis le dévisage carrément quand elle se rend compte qu’il ne la regarde pas. Il est appuyé de profil à droite des portes, prêt à sortir à sa station. Il est plongé dans un roman du cycle d’Hypérion, ses lèvres esquissent de discrètes grimaces au fur et à mesure de sa lecture. Un tressaillement de la joue, des yeux qui s’écarquillent, Lucie essaie de deviner quels mondes il visite le long de la ligne 13.

Elle ne sait pas ce qui l’attire ainsi chez lui. Il est de taille moyenne, les cheveux châtains coupés courts, habillé visiblement sans trop d’efforts avec un T-shirt bleu près du corps et un jean plutôt large. Pas une fois il n’a soulevé ses yeux gris-verts de son livre pour s’apercevoir que Lucie partageait sa rame de métro depuis déjà six stations ; le poète, le consul ou le Gritche sont plus réels pour lui que la jeune femme accrochée à la barre sur sa gauche. C’est peut-être son livre justement, qui lui plait tant. C’est un auteur qu’elle aime particulièrement, elle se sent connectée à quiconque lit ses mots.

Quand, arrivé à la Fourche, il lève la tête vers l’indicateur de destination et sort précipitamment, Lucie n’a pas le temps de réagir. Il y a trop de monde dans la rame et il est descendu au dernier moment. Elle le voit sur le quai attendre un métro en direction de Saint-Denis tandis qu’elle poursuit vers Gennevilliers. Au bond qu’a fait son cœur en le voyant partir comme ça, Lucie sait qu’à partir du lendemain, elle se trompera volontairement de destination, jusqu’à finir par le croiser. Dans le doute, elle gardera toujours sur elle Terreur, l’autre roman de Simmons qu’elle a tant apprécié, son adresse mail et son numéro de téléphone soigneusement notés sur la première page.

La colline du silence – V –

Épisode I / Épisode II / Épisode III / Épisode IV

Lorsqu’il a fini son exposé, il se tait et ne bouge plus. Lentement, je me retourne et bascule mes pieds côté toit pour m’installer plus confortablement face à lui. Je peux alors l’observer plus franchement. Il a l’air d’avoir grandi, les cheveux qui entourent sa tête en bouclant me paraissent un peu plus blonds. Il est bronzé, aussi. Machinalement, je regarde ses avant-bras et je souris en remarquant ses bracelets. Je ne sais pas quoi dire, alors je lui montre mon poignet où se trouve, incongru, un très fin bracelet brésilien, décoloré mais que l’on devine anciennement bleu et orange. Il secoue la tête, éparpille ses bracelets et en isole un, identique au mien.

Je le regarde franchement, ému, j’essaie de deviner ses sentiments sous son sourire permanent. N’y arrivant pas, je me jette à l’eau. “Alors, on fait la paix ?” Sitôt que les mots franchissent mes lèvres, je réalise le puéril de ma proposition. Même si je pouvais effacer de ma mémoire trois ans de lutte, un an de disparitions impromptues et de réapparitions narquoises, je sais bien que cela ne dépend pas de moi. C’est lui qui a mené la danse pendant tout ce temps, sans rien me reprocher ouvertement. Pour oublier tout ça, il faudrait qu’il en ait l’envie. Je ris de ma naïveté, je jette un œil dans sa direction, il sourit sans me répondre. Je reprends, en pesant mes mots, parce qu’il faut bien que l’un de nous avance.

“C’est idiot, je ne suis pas en guerre contre toi, il n’y a pas de paix à faire. Et tu ne viens pas me demander pardon, ça ne te ressemble pas. Je suis presque sûr que tu ne saurais même pas pour quoi demander pardon. De mon côté, je ne sais pas si j’ai dit ou fait quelque chose qui t’a froissé il y a trois ans, mais si c’est le cas, je suis prêt à t’écouter.” Pause, aucune réaction de son côté, toujours le même sourire. “Bien sûr, on pourrait aussi ne rien évoquer et nous retrouver. Juste comme ça, ça marcherait peut-être ?” Toujours pas d’autre réaction que ce sourire de surfer californien sur son visage hâlé. Une pointe de peur et de colère s’empare de moi devant ce silence. Même présent, devant moi, il me fait perdre mes moyens. J’essaie de me contrôler, change de tactique.

“Tu sais que l’Homme n’a pas le monopole de la culture ? On a trouvé des chimpanzés qui portent des brins d’herbe derrière les oreilles, comme un bijou. C’est une femelle du groupe qui a commencé, elle a été imitée par ses congénères.” Là, il me répond, comme si nous nous étions quittés hier : “Chez les poissons aussi, on pourrait parler de culture. Au moins de transmission de connaissances. On peut entraîner des poissons à trouver de la nourriture dans un labyrinthe, jusque là, rien d’anormal. Mais ensuite on les met ailleurs, en présence d’autres poissons qui ne connaissent pas du tout ce dispositif, qui n’ont jamais fait d’expériences. On récupère ces nouveaux poissons, on les met dans le labyrinthe et ils trouvent la nourriture aussi rapidement que les poissons entraînés. On en conclut que les poissons sont capables de communication abstraite.”

Ma méthode a l’air de marcher, il parle. Je suis soulagé et agacé à la fois. On peut discuter de choses qui l’intéressent, mais pour le reste, je suis face à un mur. Un mur de sourires mais un mur quand même. Je décide de poursuivre un peu dans son sens, de gagner du temps. On parle du système immunitaire des plantes, de la découverte du LSD, de la mort de Gaudí, des trois cœurs des poulpes et de leur sang bleu, des techniques de fécondation des punaises et des serpents. Je me détends, c’est presque agréable d’échanger comme ça, j’ai l’impression de retrouver l’ambiance de nos douze ans. Puis il annonce, comme s’il avançait un nouveau fait sur lequel disserter, “Félix est mort cet été-là”. La première pensée qui me traverse la tête est de prévenir le boulot que je serai absent aujourd’hui.

À suivre…

Épisode VI / Épisode VII