Le mur du son

Quinze centimètres, vingt tout au plus. C’est la distance qui me sépare de la brunette souriante assise à côté de moi dans le bus. Il me semble pourtant que nous habitons sur deux planètes distinctes, qu’un si court trajet passé côte à côte ne pourra pas rapprocher.

Elle est entrée un arrêt après moi et s’est assise à ma gauche. Son amie se tenait près d’elle, debout. Elles n’ont pas tardé à reprendre leur conversation interrompue par leur installation. J’ai tout de suite été captivée par leur langue toute en silences, mouvements, vivacité. Leurs visages et leurs corps tout entiers communiquaient, avec une expressivité tellement intense que je ne pouvais plus détourner les yeux. Impossible de comprendre leurs échanges, elles signent beaucoup trop vite et la plupart des mots me sont inconnus. Je peux facilement deviner lorsqu’elles sont en colère ou enthousiastes, joyeuses ou plus tristes, mais je ne sais rien de ce qui cause leurs émotions. Fascinée par leur monde d’expression corporelle, je me sens comme une intruse découvrant un monde pour l’heure inaccessible.

En les observant ainsi, je comprends que seule ma voisine n’entend ou ne parle pas. Son amie est un peu moins rapide dans ses signes, parait chercher ses gestes et traduire ses pensées avant de signer, elle est certainement entendante et a appris la langue pour sa camarade. Quand l’amie de la brunette descend à son arrêt, celle-ci reste seule, silencieuse, immobile à mes côtés. J’aimerais entamer la conversation avec elle. Entrevoir d’un peu plus près cette culture qui m’est totalement étrangère. Mais je n’ose pas tenter de gestes grossiers qui pourraient la mettre mal à l’aise, ni m’immiscer dans son intimité. Je ne sais rien lui dire, je ne peux rien partager pour l’instant qu’un  sourire engageant si d’aventure elle tourne la tête dans ma direction.

La colline du silence – II –

Épisode I

J’ai grandi abrité par l’ombre de mon frère. Né treize mois après moi, il a vite su faire oublier cet écart et m’a surpassé en tout ou presque. Je ne me rappelle pas d’un monde sans lui. Je ne me rappelle pas d’un monde où j’ai été meilleur que lui, ou plus rapide, ou plus précoce. Si je marchais à peine quand il est né, il a galopé tellement tôt que nous étions toujours fourrés ensemble. Nous avons fréquenté la même école. En milieu de primaire, j’ai redoublé pendant qu’il sautait une classe. Pour les professeurs, il devenait l’ainé et moi le second. Il m’aidait pour mes devoirs. Il brillait ; il m’éblouissait et j’en redemandais. Je l’admirais et en retour, son amour inconditionnel me rendait fort, gonflait mon assurance.

Nous avions alors les mêmes amis, nous passions nos fins d’après-midi, nos mercredis et nos week-ends tous ensemble dans la cour de notre résidence. Leader incontesté, son aisance, sa gentillesse et son enthousiasme imposaient avec naturel chacune de ses propositions. Qu’il en parle avec excitation et les caves devenaient des grottes au trésor que nous nous empressions d’explorer. Qu’il se passionne pour un livre ou un dessin animé et nous nous costumions tous pour jouer les actions dans des saynètes improvisées. Parce que nous étions inséparables, son charisme rejaillissait sur moi et je n’ai jamais souffert de solitude ou de mauvaises taquineries.

Je n’ai jamais songé à jalouser ce petit frère qui me servait de modèle et de tuteur. Tout le monde l’aimait et j’étais son premier fan. Les parents m’ont toujours demandé de veiller sur lui, de sorte que je me sentais responsable et digne de confiance. À leurs yeux, je restais le grand frère et s’il était aussi doué, c’était un peu grâce à moi. S’ils s’extasiaient régulièrement sur ses prouesses et non sur les miennes, ce n’était pas grave : je ne pouvais jamais les décevoir et c’était tout ce qui m’importait alors.

Nous avons donc passé toute notre enfance comme des jumeaux dépareillés. Tout en étant ouverts sur le monde, nous nous suffisions l’un à l’autre. En tous cas, il était tout ce dont j’avais besoin pour me sentir complet. Puis il est entré au lycée.

À suivre…

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La colline du silence

La voix dans le casque me fait sursauter. Un mois sans l’avoir entendue, j’avais fini par l’oublier, me calmer. Mais entendre cette voix, à 16h43, en plein travail et sans y être préparé, j’en ai des picotements sur la nuque. Ainsi, il n’a pas lâché l’affaire.

Il attaque directement, comme si nous nous étions parlés hier. « L’important, avec les champignons, c’est de savoir ne pas les cueillir ». Après la surprise de l’entendre sans préavis, je commence à enrager. Au moment où ma réponse est enfin prête, je cherche un moyen de lui parler. Où est-il ? Je ne le trouve nulle part, son numéro n’est pas affiché sur mon écran, dans le micro je n’ai que mon nouveau client qui attend que je réponde à sa requête. Je tourne ma tête dans tous les sens, mais je sais bien qu’il n’est pas dans l’open-space. Je bredouille quelques mots sur mon incapacité temporaire à assurer le service technique, prétextant un problème de connexion et j’invite le client à rappeler dans une demi-heure. Je coupe mon casque et reprends mes esprits.

C’est tellement son genre de revenir m’agacer un quart d’heure avant la fin de mon service et de repartir aussi sec. Il sait que je vais penser à lui toute la soirée, attendre malgré moi son bon vouloir pour terminer notre conversation. Je n’ai plus aucun moyen de le contacter depuis sa disparition. Que j’aie raison ou tort ne change rien maintenant qu’il a le pouvoir de contrôler nos échanges. C’est lui qui décide qui peut parler et quand ; à la moindre contrariété il coupe le contact et je n’ai plus que le silence à qui hurler ma frustration. Après notre dernier affrontement, j’avais passé une semaine à guetter chaque jour toutes les adresses que je lui connaissais, tous les numéros avec lesquels il m’avait appelé, tous les sites sur lesquels il avait traîné. Je me relevais la nuit pour vérifier ma boîte mail ou mon téléphone, jeter un œil sous le paillasson ou rouvrir mes volets en espérant l’apercevoir. Je pensais avoir eu le dernier mot avec mon couplet sur nos balades avec le grand-père et j’avais pris son silence pour une victoire.

Je n’avais pas idée de la vengeance qu’il mitonnait.

À suivre…

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Samedi midi

Il n’aurait peut-être pas dû. Il mange distraitement sa salade et la phrase tourne en boucle dans sa tête. Il aurait pu attendre encore un peu. Même si ça le démangeait depuis des mois, il sent qu’il n’a pas été juste, tout compte fait. Par la fenêtre face à sa petite table, il regarde ses voisins qui partent en vélo et ne peut s’empêcher d’apprécier le silence. Aussitôt, la culpabilité refait surface.

Jusqu’à ce matin, il en savourait chaque miette, de cette tranquillité retrouvée. Plus d’aboiements entêtants à longueur de journée pour perturber ses journées de policier à la retraite. C’était une belle victoire sur ses sans-gêne de voisins. Ses voisins qui ont pris un chien en HLM pour le laisser seul toute la journée. Pauvre clébard adopté par des égoïstes à la SPA qui hurlait à la mort dès qu’il se retrouvait seul, revivant très certainement chaque jour son premier abandon. Depuis qu’excédé, il était parti se plaindre à la régie de l’immeuble, le calme était vite revenu. Les voisins ont trouvé un nouveau foyer pour leur bête, et même s’ils ne lui adressent plus la parole, les choses finiraient bien par renter dans l’ordre.

Voilà, ces derniers mois, ce qu’il en pensait. Et puis, hier, sa petite-fille était en visite chez lui. Elle a trouvé un petit boulot dans le coin et en profite pour rendre visite à son grand-père. La encore, il est ravi des évènements. Que demander de plus pour sa retraite ? Mais c’est une petite-fille un brin secouée qu’il a accueillie pour le café. Elle n’en finissait pas de pester elle aussi sur les voisins, les traitant de lâches, de sans-cœur, de moins que rien. Il a fallu pas mal de questions et de petits gâteaux pour qu’elle accepte de raconter son histoire.

– Tu te souviens de Doug, le chien des voisins ? Une espèce de caniche géant, les poils devant les yeux ?

– Celui qui hurlait à la mort dès qu’on le laissait seul ?

– Peut être, oui. Celui qui avait léché mes genoux il y a deux ans quand je suis tombée en rollers. De toute façon, ils n’en ont eu qu’un de chien, les voisins ?

– Oui, oui, que je sache. Je crois qu’ils ont un petit chat depuis peu, mais de chien, je ne me rappelle que lui. Et donc, il s’appelait Doug ?

– Oui, Doug, c’est bien ça. Si mes souvenirs sont bons, ils l’avaient pris à la SPA, et c’étaient surtout les enfants qui s’occupaient de la promenade.

– Je confirme, de ma fenêtre, je voyais surtout l’aînée s’en occuper. C’était peut être son chien. Enfin bref, pourquoi tu m’en reparles, de ce Doug ?

– Tu m’as bien dit à Noël que ça faisait un mois que tu ne l’entendais plus et que tu pouvais enfin faire ta sieste l’après midi ?

– Laisse -moi réfléchir un peu, ça remonte tes histoires… À Noël, ça faisait bien un mois qu’on ne l’entendait plus, oui, c’est ça. Pourquoi toutes ces questions ?

-Eh bien figure-toi que mon travail, c’est à la fourrière, tu sais, à 300m sur la route près de l’ancienne usine de charcuterie…

-Je vois bien, oui, je vais souvent me balader de ce côté, les bords de la rivière sont assez sauvages.

-Bref, je travaille à la fourrière depuis hier. Pour l’instant, je ne fais que regarder et quelques petites tâches sans importance, parce que mes patrons ne veulent pas que je fasse des bêtises en m’y collant trop tôt. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, c’est vendredi. Et vendredi, c’est euthanasie. C’est triste mais c’est comme ça. Il est certains chiens qui ne peuvent être “remis en circulation”, qui ne sont plus adoptables et la SPA n’a pas forcément la place de tous les accueillir. Donc, une fois par semaine, le vétérinaire vient, tatoue les nouveaux arrivants et, le cas échéant, endort puis euthanasie les animaux qui sont “retirés du circuit”. J’imagine que tu vois où je veux en venir ?

– Non, ne me dis pas que…

– Et si. Aujourd’hui, le seul animal euthanasié était un caniche plutôt grand, un peu fou-fou avec nous et triste dès qu’on s’éloigne de lui. Je n’ai pas réalisé sur le coup. Mais en remplissant les papiers avec mon chef, j’ai vu son nom. Apparemment, il est resté plus de cinq mois au chenil sans être adopté et sans qu’il n’y ait de place à la SPA du secteur pour lui permettre de vieillir là bas au cas où personne ne veuille de lui. Eux n’euthanasient pas. Mais nous, oui, on est obligés. On récupère tous les chiens errants signalés par les riverains et la structure est petite. Quand c’est nécessaire, il faut libérer des boxes. Et quand les adoptions ne suffisent pas… Mais ce n’est même pas le pire. Une fois que j’étais sûre qu’il s’agissait de Doug, j’ai regardé pourquoi il était là. Quand on reçoit un nouvel animal, on inscrit sur un registre les raisons de son “accueil”. En général, ils sont trouvés dans la rue, mais parfois, suite à un décès ou autre, la famille nous apporte l’animal. Ici, en face de son nom, il était inscrit “abandon par son maître”. J’en reviens pas. Tes voisins ont adopté cet animal, mais dès qu’ils l’ont trouvé trop encombrant, ils s’en sont débarrassé à la fourrière. Ils auraient pu le rapporter à la SPA où ils l’ont pris, il aurait été sauf. Mais non, ils ont choisi la facilité avec la fourrière juste à côté. Et ils ne s’en sont pas préoccupés plus que ça, sinon ils auraient su que des mois plus tard il était encore là…Ah, rien que d’y penser, j’enrage encore !”

Sa petite-fille avait continué sur sa lancée jusqu’au dîner, puis elle était rentrée chez elle. Après son départ, il avait passé la nuit à ressasser. Ce n’était pas entièrement sa faute, non ? Lui n’avait fait que signaler le bruit, c’est quand même normal en immeuble de respecter ses voisins et de faire taire son chien ! Il n’aurait jamais imaginé que le petit chien en mourrait. Si ç’avait été son animal, il lui aurait trouvé une famille fiable, lui. Il ne s’en serait pas débarrassé au premier chenil venu comme on laisse sa voiture à la casse. N’empêche.

Il n’aurait peut-être pas dû. Il aurait pu être un peu plus patient, attendre que le chien s’habitue, même si ça prend beaucoup de temps. Même un chien peut comprendre que ses nouveaux maîtres reviennent chaque soir et que son foyer est stable. L’appétit coupé, il emballe sa salade sous cellophane. Le goût de cendre dans la bouche lui rappelle ses plus mauvaises heures à la PJ, de celles dont il n’est pas forcément fier. Même s’il n’y a pas un bruit, sa sieste s’annonce compromise.

Texte écrit grâce au déclencheur de Lionel Davoust

En veilleuse

Petite Fripouille,

Tu as six mois, deux dents et quand tu ris mon cœur fait des claquettes. Tes parents m’ont demandé hier si je voulais bien être ta marraine et j’en suis restée sans voix. Dire que je n’y avais jamais pensé serait un mensonge, mais je n’avais pas idée de la vague d’émotion que cette demande provoquerait chez moi.

J’aime tes parents, très fort et depuis quelques années maintenant. Assez longtemps pour connaître et apprécier leurs qualités mais aussi pour comprendre et faire abstraction de leurs défauts. Assez fort pour nous imaginer vieux et encore amis, profitant de la vie et évoquant le bon temps de jadis. J’aime aussi ta grande sœur que je regarde grandir et s’épanouir depuis bientôt trois ans. Et j’ai fondu devant toi depuis le jour où tu m’as fait tes premiers sourires en jouant à celle qui tirait le mieux la langue (et crois-moi, “fondre” c’est beaucoup pour moi qui ne suis officiellement pas très friande de nourrissons).

Tes parents m’ont demandé de bien réfléchir avant de m’engager, parce que ce n’est quand même pas rien de te regarder, petite fille de six mois, et de dire que oui, je veux bien être à tes côtés quoi qu’il arrive et pour toute la vie. Alors au lieu de sauter partout, de danser en criant ma joie, j’ai bafouillé un “volontiers” en rougissant.

Et puis, comme ils me l’avaient conseillé, j’ai pensé à toi cette nuit. Beaucoup. Je te vois déjà sur la balançoire dans le jardin que je n’ai pas encore. J’imagine tes anniversaires qui s’enchaînent et moi qui me débrouille pour y assister. J’imagine qu’un jour, tu seras là pour fêter mes soixante ans. J’ai hâte de te prendre à la maison pendant les vacances, toi courant partout pendant que je corrige mes copies. Hâte de te fabriquer avec mes petites mains des œufs surprise en chocolat ou de délicieux cordons bleus. Je voudrais déjà te présenter mes neveux et nièces pour que tu aies quelques copains de plus. Je sais que si ça t’intéresse, mon amoureux pourra t’apprendre tout ce qu’il sait du jardinage ou du traitement des images de synthèse. J’anticipe les mille questions que tu vas avoir au fur et à mesure que tu grandiras. Et celles que je te poserai pour te titiller quand tu arriveras à l’âge où le gris n’existe pas. Je sais que tu auras des peines, des petites et des grandes, et j’espère que je pourrai t’aider à les digérer. J’espère aussi que je pourrai partager tes joies, même les petites du quotidien. Pour toi, j’envisage déjà de passer à l’occasion à la kermesse de ton école ou aux divers spectacles de fin d’année auxquels tu participeras sûrement. J’ai hâte de savoir quels seront tes goûts, de savoir si je t’emmènerai plutôt au musée ou voir du catch, si tu seras plutôt collectionneuse de timbres ou de flirts.

Mais je m’enflamme, l’excitation m’empêche de dormir alors que nous avons encore tout le temps de nous connaître, de vivre ces petits riens et grandes aventures au fur et à mesure. Je ne saurai remercier assez tes parents du cadeau qu’ils me font et des rêves en torrents qu’ils viennent d’instiller en moi. En espérant que toi, très chère Fripouille, tu sois au final aussi ravie de leur choix que je le suis.

Je t’embrasse bien fort et t’offre un grand biberon d’amour.