La colline du silence – III –

Épisode I / Épisode II

Lorsque j’ai quitté le collège, j’ai choisi de m’orienter vers des études très courtes en lycée professionnel. Je n’aimais pas particulièrement l’école, j’avais envie d’intégrer rapidement la vie active. Avoir de l’argent, ne plus dépendre de ma famille pour m’assumer, ça me plaisait beaucoup. Je n’ai donc jamais rejoint mon frère, qui était en lycée général et venait de passer en première économique et social avec dans l’idée de travailler dans l’économie ou la publicité. Nos lycées étaient en face l’un de l’autre, de sorte que j’imaginais que nous pourrions y aller ensemble, voire manger un sandwich dans le parc à côté certains jours de la semaine pour nous retrouver comme au bon vieux temps. J’avais senti pendant son année de seconde que l’on commençait à s’éloigner l’un de l’autre et je pensais que retrouver une proximité géographique réduirait cette distance. Je me trompais.

Dès la rentrée, il partit sans m’attendre pour retrouver ses amis et aller au lycée avec eux. J’allai seul dans mon nouvel établissement. Après ce premier jour fait de rencontres et de nouveautés, je le vis en sortant se diriger vers l’arrêt de bus. En me voyant, il s’empressa de regarder ailleurs, prit un de ses amis par le bras, accéléra et tourna au coin de la rue. De retour à la maison, je l’interrogeai mais il esquiva, me dit qu’il était occupé à ce moment-là et qu’il ne voulait pas s’interrompre pour me présenter à son groupe d’amis.

Ce manège devait se répéter souvent. J’ai vite compris que je le mettrais mal à l’aise en insistant pour lui parler hors de la maison, alors je me contentais de l’observer du coin de l’œil quand nos emplois du temps nous faisaient quitter nos lycées en même temps. Il était généralement au centre d’une bande d’amis que je ne connaissais pas. Souriant, tel que je le connaissais depuis toujours, il semblait l’objet de toutes les attentions. Le même petit frère qu’autrefois, sauf qu’à l’évidence, il ne souhaitait pas s’encombrer de moi. À la maison, il ne me parlait plus que pour les banalités d’usages. Il était sans cesse au téléphone ou parti en vadrouille sans me dire où il allait. Il ne fréquentait plus nos amis d’enfance, que je continuais de voir le week-end avec plaisir. Mais sans lui, ce n’était plus pareil. J’avais moins de poids qu’avant, on ne m’écoutait pas vraiment. Je pouvais suivre le mouvement, mais jamais initier une activité. Je me rapprochai alors des élèves de ma classe, avec qui je me sentais à l’aise.

Mon frère devenait de plus en plus populaire, mais il ne ramenait jamais d’amis à la maison. Il adoptait un look de beau gosse, mi-soigné, mi-nonchalant, et passait sa vie dehors. J’étais triste d’être sorti ainsi de sa vie, alors qu’il représentait tant pour moi, mais avec ma nouvelle vie, j’étais plutôt occupé moi aussi. Je ne lui en voulais pas vraiment, jusqu’au jour où je reçus un mail qui ne m’était pas destiné. Visiblement, il essayait de séduire un de ses camarades de classe en se moquant lourdement de son “loser de grand frère qui était capable de rater même un bac pro”. Réaliser que mon frère avait honte de moi depuis un bout de temps et m’utilisait ainsi comme repoussoir pour plaire à ses amis fut un grand choc. Terriblement blessé, je me mis à l’éviter dans un sursaut d’orgueil. Lui crut simplement que je désapprouvais l’ambiguïté des liens qu’il entretenait avec son ami, liens que je mis pourtant longtemps à repérer. À partir de cette période, notre relation devient des plus toxiques.

À suivre…

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La colline du silence – II –

Épisode I

J’ai grandi abrité par l’ombre de mon frère. Né treize mois après moi, il a vite su faire oublier cet écart et m’a surpassé en tout ou presque. Je ne me rappelle pas d’un monde sans lui. Je ne me rappelle pas d’un monde où j’ai été meilleur que lui, ou plus rapide, ou plus précoce. Si je marchais à peine quand il est né, il a galopé tellement tôt que nous étions toujours fourrés ensemble. Nous avons fréquenté la même école. En milieu de primaire, j’ai redoublé pendant qu’il sautait une classe. Pour les professeurs, il devenait l’ainé et moi le second. Il m’aidait pour mes devoirs. Il brillait ; il m’éblouissait et j’en redemandais. Je l’admirais et en retour, son amour inconditionnel me rendait fort, gonflait mon assurance.

Nous avions alors les mêmes amis, nous passions nos fins d’après-midi, nos mercredis et nos week-ends tous ensemble dans la cour de notre résidence. Leader incontesté, son aisance, sa gentillesse et son enthousiasme imposaient avec naturel chacune de ses propositions. Qu’il en parle avec excitation et les caves devenaient des grottes au trésor que nous nous empressions d’explorer. Qu’il se passionne pour un livre ou un dessin animé et nous nous costumions tous pour jouer les actions dans des saynètes improvisées. Parce que nous étions inséparables, son charisme rejaillissait sur moi et je n’ai jamais souffert de solitude ou de mauvaises taquineries.

Je n’ai jamais songé à jalouser ce petit frère qui me servait de modèle et de tuteur. Tout le monde l’aimait et j’étais son premier fan. Les parents m’ont toujours demandé de veiller sur lui, de sorte que je me sentais responsable et digne de confiance. À leurs yeux, je restais le grand frère et s’il était aussi doué, c’était un peu grâce à moi. S’ils s’extasiaient régulièrement sur ses prouesses et non sur les miennes, ce n’était pas grave : je ne pouvais jamais les décevoir et c’était tout ce qui m’importait alors.

Nous avons donc passé toute notre enfance comme des jumeaux dépareillés. Tout en étant ouverts sur le monde, nous nous suffisions l’un à l’autre. En tous cas, il était tout ce dont j’avais besoin pour me sentir complet. Puis il est entré au lycée.

À suivre…

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La colline du silence

La voix dans le casque me fait sursauter. Un mois sans l’avoir entendue, j’avais fini par l’oublier, me calmer. Mais entendre cette voix, à 16h43, en plein travail et sans y être préparé, j’en ai des picotements sur la nuque. Ainsi, il n’a pas lâché l’affaire.

Il attaque directement, comme si nous nous étions parlés hier. « L’important, avec les champignons, c’est de savoir ne pas les cueillir ». Après la surprise de l’entendre sans préavis, je commence à enrager. Au moment où ma réponse est enfin prête, je cherche un moyen de lui parler. Où est-il ? Je ne le trouve nulle part, son numéro n’est pas affiché sur mon écran, dans le micro je n’ai que mon nouveau client qui attend que je réponde à sa requête. Je tourne ma tête dans tous les sens, mais je sais bien qu’il n’est pas dans l’open-space. Je bredouille quelques mots sur mon incapacité temporaire à assurer le service technique, prétextant un problème de connexion et j’invite le client à rappeler dans une demi-heure. Je coupe mon casque et reprends mes esprits.

C’est tellement son genre de revenir m’agacer un quart d’heure avant la fin de mon service et de repartir aussi sec. Il sait que je vais penser à lui toute la soirée, attendre malgré moi son bon vouloir pour terminer notre conversation. Je n’ai plus aucun moyen de le contacter depuis sa disparition. Que j’aie raison ou tort ne change rien maintenant qu’il a le pouvoir de contrôler nos échanges. C’est lui qui décide qui peut parler et quand ; à la moindre contrariété il coupe le contact et je n’ai plus que le silence à qui hurler ma frustration. Après notre dernier affrontement, j’avais passé une semaine à guetter chaque jour toutes les adresses que je lui connaissais, tous les numéros avec lesquels il m’avait appelé, tous les sites sur lesquels il avait traîné. Je me relevais la nuit pour vérifier ma boîte mail ou mon téléphone, jeter un œil sous le paillasson ou rouvrir mes volets en espérant l’apercevoir. Je pensais avoir eu le dernier mot avec mon couplet sur nos balades avec le grand-père et j’avais pris son silence pour une victoire.

Je n’avais pas idée de la vengeance qu’il mitonnait.

À suivre…

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Délit d’initiée

Il est seize heures ce dimanche, le campus sera désert. Mon sac est prêt, je me mets en marche. Je sais exactement ce que je dois faire, je ne perdrai pas une minute. Arrivée devant les grilles, le portail est verrouillé. Je m’en doutais. Pas de problème, je connais un passage où la barrière est un peu moins haute. Personne pour me voir, j’escalade, enjambe et saute pour me réceptionner derrière un arbuste. C’est bon, je suis à l’intérieur. Je dois maintenant longer la barrière jusqu’à sortir du petit bosquet.

Une fois que j’ai rejoint l’allée, je me dirige rapidement vers le bâtiment que je cherche. J’ai suivi toutes mes études supérieures sur ce campus. En cinq ans, j’ai découvert tous les raccourcis, les passages entre les bâtiments qui communiquent ; je sais que les portes sont récalcitrantes et j’ai appris lesquelles je dois pousser ou bien tirer, lesquelles sont bloquées et n’ont jamais été réparées. Je pourrais arriver à destination les yeux fermés.

Devant le bâtiment, j’hésite. Généralement, les portes sont fermées le week-end. En revanche, en passant par le côté, il arrive parfois qu’une porte reste ouverte. Le verrou magnétique est défectueux et personne ne l’a encore signalé. Je tente, ça marche, j’entre.

Le bâtiment est vide. Mes pas résonnent, les portes grincent, j’ai l’impression qu’on m’entend à cinq cent mètres. Passées les premières portes coupe-feu, je vois de la lumière dans une partie de couloir. Je ralentis, fais moins de bruit et me rapproche pour vérifier s’il y a quelqu’un. Autant savoir de suite si je suis seule ou non pour mener à bien ma mission du jour. Pas un bruit, tous les bureaux sont fermés, personne. Quelqu’un a sans doute oublié d’éteindre en partant vendredi.

Arrivée dans le couloir qui m’intéresse, je cherche à tâtons les clés dans un placard. Elles y sont. Je regarde le trousseau dans la pénombre, sélectionne la clé à étiquette verte. Elle ne rentre pas dans la serrure. Instant de panique. Depuis la dernière fois que je suis venue, le code couleur aurait changé? J’essaie alors les autres clés, espérant ne pas rester bloquée là. Troisième tentative, la clé bleue entre et tourne normalement. Ouf. Je repose alors les clés dans le placard, entre dans le bureau, referme la porte derrière moi et allume l’ordinateur. Je tape sans hésiter le code me permettant d’accéder aux données. Tout se déroule comme prévu. Je sors un disque dur de mon sac, le branche sur le PC et lance le transfert de données. Temps d’attente estimé à une heure et demie. Parfait, pile le temps d’exécuter les quelques manipulations qui m’intéressent. Je ressors du bureau, referme précautionneusement la porte à clé derrière moi et me rends dans l’autre aile du bâtiment.

Sur le trajet, je songe aux circonstances qui m’ont amenée ici. Étudiante, j’ai passé cinq ans de galère sans argent. Des petits boulots, de grosses économies m’ont permis de financer mes études et m’ont beaucoup marquée. Mais aujourd’hui, je ne suis pas là pour ça. Je gagne ma vie à présent. Et j’opère pour mon compte, pour faire avancer mes propres expériences.

Une fois dans le laboratoire, j’ai un doute sur l’emplacement des produits que je cherche. J’ouvre quelques placards, fouille en essayant de ne rien déranger. Et je trouve enfin. Choléra-toxine. Facteurs de croissance. Un flacon d’insuline. Un peu plus loin, j’avise la bouteille d’éthanol absolu. C’est ce qu’il me faut pour diluer ces réactifs. J’entre dans une salle sécurisée. Personne n’y vient le week-end, je serai tranquille. J’enfile une blouse, des gants, des sur-chaussures avant d’entrer. Pas besoin d’allumer la lumière, il fait encore jour et la fenêtre donne plein sud. Brièvement, une pensée m’interpelle. S’il m’arrive quelque chose, personne ne le saura avant une bonne vingtaine d’heures. Je hausse les épaules. Le risque est minime. Après tout, je sais ce que je fais, mes gestes sont sûrs.

Je prépare donc les solutions dont j’ai besoin, rapidement mais sans précipitation, cela ne sert à rien. Je me surprends même à fredonner. Je me sens bien. Je me rappelle les heures passées à me balader, à arpenter de long en large et à toute heure le parc universitaire. Des salles infos aux toits des bâtiments, des sapins à la mare aux canards, je connais chaque mètre carré de ma fac. Sitôt les cours finis, les jeux de cartes ou le ballon de foot jaillissaient pour retarder coûte que coûte le moment de rejoindre nos petites chambres et de travailler. Si je termine vite ce que j’ai à faire ici, je pourrai peut être retourner y faire un tour, boire un café à la cafèt’ en souvenir du bon vieux temps. Et regarder les jeunes jouer au baby-foot. Ah non, le dimanche, ce sera fermé. Les week-ends déserts dans cette ville étudiante me reviennent en plein face. Les écureuils et les lapins pour seuls compagnons. Les films avalés avec une certaine impatience en attendant que le dimanche soir repeuple la cité U. Et que ça reparte pour une nouvelle semaine de cours et de soirées.

Perdue dans mes pensées je ne vois pas le temps passer. Voilà que déjà, deux heures ont filé. J’ai terminé toutes mes affaires. Je range chaque flacon à sa place exacte avant de rejoindre le bureau. Le transfert de données vers le disque dur est lui aussi achevé. Je n’ai plus qu’à tout remettre en ordre et à quitter les lieux.

Un bruit attire mon attention. Grincement de porte, pas dans le couloir. Mince, j’ai oublié de refermer le bureau. Les pas se rapprochent, je me tourne vers la porte et prépare mon sourire, le cœur battant. Le vigile me demande s’il y a un problème et ce que je fais là, comme je pouvais m’y attendre. Ma réponse est prête. La vérité devrait faire l’affaire.

“J’avais deux, trois trucs à finir avant demain, je suis passée faire une sauvegarde de mon travail de thèse et un traitement de mes cellules en culture, mais j’allais justement partir.”

Le vigile hoche la tête. Je ne suis pas la première thésarde qu’il voit comme ça venir travailler le week-end.

“- Votre directeur de thèse est au courant que vous êtes là?

– Oui, oui, je lui ai dit vendredi que je passerais dans la journée.”

Il sait bien que je ne serai pas la dernière non plus, mais il se sent obligé de me faire un brin de morale, juste au cas où je ne sois pas déjà avertie.

“-Pour aujourd’hui, ça ira mademoiselle, mais la prochaine fois, n’oubliez pas d’appeler la sécurité pour prévenir de vos heures d’arrivée et de départ. En cas d’accident, vous aurez plus de chances d’être secourue.”

Sourires, bonsoirs, je rentre chez moi, le cœur léger. Pas à pas, mon travail de recherche avance et tout est prêt pour mes expériences de demain.

On s’était dit rendez-vous…

Aujourd’hui, comme une fleur, arrive le grand jour. Celui que j’aurais aimé oublier, mais que, par égard pour une partie de moi qui se fait une haute opinion d’elle même, je n’ai pu me résoudre à ignorer.

Ainsi donc je me réveille spontanément, avant toute aide électronique et prêt à affronter mon fameux rendez-vous. Celui que sur un coup de tête j’avais pris voilà dix ans. Pour faire un peu comme tout le monde, c’était dans l’air du temps. J’ai beau me trouver des excuses pour me défiler, j’ai l’intime conviction que lui sera là. À l’heure, attendant de pied ferme et enthousiaste ce grand moment.

Alors je me prépare avec soin. Enfin, ce que j’imagine du soin. Pas trop chic, je ne veux pas le dominer. Pas trop décontracté, je veux qu’il voie que je suis devenu quelqu’un. Qu’il comprenne que je me soucie de lui, malgré ces dix ans envolés sans trop trop penser à lui. Je m’habille et me change avec l’appréhension d’une jeune première le soir de son bal de promo. Qu’est-ce qu’il va bien penser de moi après tout ce temps?

Finalement, cinq minutes avant d’être en retard, je choisis un jean, des chaussures de ville, une chemise pas repassée, qui me donnent l’air cool, sympa et sérieux quand même. Un peu stressé, un peu pressé, je me rends d’un pas que j’espère nonchalant jusqu’au lieu de rendez-vous. Lorsque je descends au deuxième sous-sol de l’immeuble de ma mère, je commence à penser que la chemise n’était pas de mise. Trop tard, et tant pis. Alors que mes yeux s’habituent peu à peu à l’obscurité et que j’essaie de trouver une contenance, je vois qu’il est déjà là. Assis sur le vieux fauteuil en osier dans un coin de la cave. Tellement fidèle à lui même avec son sourire narquois se déguisant en timidité… Quel coup de vieux je prends d’un coup !

Ainsi donc, c’est l’heure d’un premier bilan, et mon juge est assis là, inquisiteur comme savent l’être les jeunes de quinze ans. Exigeant la preuve de ma loyauté envers lui de ses yeux graves d’idéaliste. Je vois à son regard que j’ai changé, moi. Je ne sais pas s’il apprécie ou pas, mais il a mis un temps avant de me reconnaître. Son visage s’éclaire un peu, il a l’air d’aimer ce qu’il voit. Je me sens nerveux d’un coup, je ne voudrais pas le décevoir.

Alors qu’il me dit bonjour, je me rappelle sa voix, les moqueries qu’il subissait à cause de cette voix si fluette dans son corps déjà trop grand. Nostalgie, tristesse, regrets. Je lui fais un sourire pour cacher tout ça, j’ai envie de lui dire de ne pas s’inquiéter, que tout ça va passer. Après tout, c’est bien pour ça que je suis là, non? Je lui lance un “salut bonhomme !”, le voit grimacer, je lui sers la main plus sérieusement, comme à l’adulte qu’il est en train de devenir. Il me dévisage, attend quelque chose de moi.

J’évite de me dégonfler comme une baudruche et je lui demande s’il a toujours autant envie de cette rencontre qu’il y a dix ans, ou s’il souhaite garder ses illusions, sa vie parfaite et tellement dure d’adolescent. Il veut poursuivre à tout prix, surtout depuis que je suis là. Il a hâte de me connaître, et tant pis pour les déceptions à venir, il a l’habitude.

Je le trouve bien blasé pour son âge et le lui dis. Il rigole et me dit que j’ai la mémoire courte. J’essaie de remonter un peu le temps, et je ris aussi, bêtement, brièvement. J’avais oublié, c’est vrai. Je commence à me sentir presque à l’aise, je me retrouve un peu. Lui devient curieux. Qu’est-ce qu’il m’est arrivé toutes ces années? Est-ce que je suis content de ma vie? Est-ce que j’en ai bavé? Est-ce que je me souviens de mon groupe préféré d’il y a dix ans? De la bande de potes que nous avions alors? Est-ce que j’ai des nouvelles de certains d’entre eux?

Sans hésiter, je comprends que ce sont surtout ces dernières questions qui l’intéressent. Sans me tromper, je lui réponds que mon groupe favori, il y a onze ans et pendant une année entière c’était Nirvana, détrôné l’an suivant par Noir Désir. Je le laisse apprécier la performance, le temps de trouver une manière délicate de lui apprendre que la bande s’est désintégrée juste après la mort accidentelle de mon meilleur ami, il y a sept ans. Ombre sur le visage, je ne trouve pas mes mots. Alors je ne dis rien, est-ce qu’il a besoin de le savoir, après tout?

J’évoque avec lui quelques souvenirs, les petites manies des uns et des autres. Ça me fait un bien fou. Même si j’ai quelques flous, c’est vrai. Certains passages effacés de ma mémoire sans avoir la moindre idée du mécanisme de tri entre le détail inoubliable et l’éphémère anecdote. Lui non plus ne comprend pas comment j’ai pu passer à côté de moments aussi importants, mais il ne s’en formalise pas. Il a hâte de passer à la suite, l’interrogatoire en règle.

La boule dans mon ventre revient, au fur et à mesure que je vois l’espoir dans ses yeux. Il ne me demande pas si j’ai un travail, si j’ai une femme ou un enfant. Il ne me demande pas où j’habite ni ce que j’ai voté aux dernières élections. Non, rien de tout cela. La question qu’il me pose, dix ans après, c’est si j’ai finalement monté le groupe de rock comme on l’avait projeté, et si je joue encore de la batterie.

Un coup de poing dans le ventre qui se déguise difficilement en sourire contrit. Oui, j’ai continué la batterie, j’ai joué dans un groupe de mes dix-sept à mes dix-neuf ans. Et puis j’ai tout arrêté en arrivant à la fac, parce que mes nouveaux amis trouvaient ça puéril et qu’ils fréquentaient les cercles littéraires de la ville. Je maquille ce triste constat, parle de temps qui m’a manqué et d’intérêts qui ont changé. Il n’entend qu’une chose : j’ai réalisé, même pour un court instant, mon rêve d’adolescent. Ah. Bien. Si ça lui va, après tout. Oui, je suppose que c’est bien alors.

Sans vouloir trop lui en dire, je lui parle des doutes que j’ai pu avoir en grandissant, et puis du moment où j’ai découvert ma vocation. Je survole les concessions, pas la peine de s’appesantir dessus. Je ne dresse pas non plus un tableau pastel de ces dix dernières années. J’ai eu de tout, des joies, de la peine, pas mal quand même, comme tout le monde.

Quand on se quitte, à court de mots, il a l’air satisfait. Pas complètement ravi de tout ce qu’il a entendu, mais globalement satisfait. Quelque part je sais qu’il ne croit que ce qu’il veut, il pense qu’il pourra toujours faire ce qu’il veut, lui. Ce que j’ai fait de ma vie ne le concerne pas. Il a toujours sa rage de vivre, son arrogance, son optimisme. La certitude qu’il vit une vie terrible et que rien d’autre ne vaut la peine que de la vivre à fond. Le hurlement en acouphène de ses émotions, ses sensations. Le bruissement du monde qui glisse sur lui sans le perturber. Pour l’instant.

Pour ma part, je rentre chez moi à pieds, pas le courage d’affronter les transports en communs, et j’ai vraiment besoin de marcher. Ainsi donc il est satisfait de cet intermède, cette pause dans nos vies pour nous retrouver comme ça hors du temps ? En marchant dans les rues, un peu au hasard maintenant, je ravale un sanglot et tente de dissiper le brouillard devant mes yeux.

J’aurais pu m’estimer heureux que son jugement ne soit pas plus sévère. Mais quelque part, je n’arrive pas à comprendre qu’il se contente de ça. Je crois que je l’ai un peu idéalisé, avec mes yeux d’adulte, en fin de compte. Mais j’avais presque envie qu’il me secoue, me demande où étaient passés mes rêves, mes ambitions, mes coups d’éclat. J’aurais pu me justifier, lui expliquer que la vie n’est pas si simple, que j’ai dû faire des choix, qu’il a fallu grandir, que… J’aurais pu lui exposer et mes regrets et mes solutions bricolées à la hâte pour ne pas me noyer dans le temps qui m’emporte. On aurait parlé ensemble, cherché une meilleure orientation pour la suite, comme de bonnes résolutions mais que j’aurais vraiment envie de tenir. Comme une promesse.

Je me sens tellement las. À peine vingt-cinq ans, mais tant de choses que je pensais m’être promises, que je n’ai pas faites et qui semblent pourtant couler de source. Comme s’il savait déjà à cette époque que tout n’était qu’un rêve que je ne chercherais pas à atteindre. Goût de fiel dans la bouche. Trop d’amertume pour un seul jour.

Je rentre chez moi, le soleil se lève. Je réalise que cette fois-ci, nous ne nous sommes pas donné rendez-vous dix ans plus tard. Tant mieux, la confrontation n’était pas si plaisante, et j’ai peur que ce soit pire dans dix ans, pour lui ou pour moi. Et puis, c’est sympa d’avancer sur sa route, sans savoir à quoi s’attendre et sans regarder en arrière, non ?